Benoît Duteurtre : Engagez-vous, qu’ils disaient…
Dans La Rebelle, Benoît Duteurtre trace le portrait satirique d’une journaliste qui renonce à ses idéaux.
Benoît Duteurtre
est passé maître dans l’art de soulever la controverse. Dans un éditorial publié en juin dans Libération, il s’interrogeait sur le mariage gay qu’il qualifiait d’"ultime lubie d’une minorité en manque de cause", signalant le curieux rapprochement entre une institution au "lourd ancrage social et religieux" et un mode de vie dont l’un des avantages serait justement de pouvoir échapper à des cadres étouffants, comme la vie de ménage et le besoin de filiation. Une opinion qui, pour Duteurtre, était l’occasion de revenir sur sa hantise favorite: l’influence que les lobbys contestataires exercent sur les pouvoirs étatique et capitaliste, lesquels sont de plus en plus obsédés par leur image.
Dans un roman tout ce qu’il y a de plus réjouissant, Duteurtre s’attaque ainsi à l’image contestataire dont se drapent les personnalités publiques, de même qu’aux subtils glissements entre leur discours dissident et le discours dominant. Éliane Brun, 45 ans, est une journaliste "engagée de gauche". Amie des rappeurs, des hackers, des altermondialistes et des minorités en tout genre, elle anime une émission de télévision intitulée Les Rebelles, où elle reçoit chaque semaine un invité ayant "fait l’actualité" par sa remise en question de l’ordre établi. Remarquée par le PDG de la Cogeca, groupe auquel appartient la station de télé, Éliane se fait offrir un très lucratif poste de special adviser et un nombre important de stock-options afin de l’aider à moderniser l’image du groupe qui, après avoir fait fortune dans le nucléaire, prétend prendre un virage vert. Malgré l’indépendance intellectuelle qu’elle pense conserver en acceptant cette offre qui met un terme à ses soucis financiers, Éliane aura la vague sensation de trahir ses nombreuses causes. Rationalisant sa décision, elle finira par inviter le PDG à son émission, se convainquant qu’il est lui aussi un rebelle, ce dont témoigne auprès des masses ignorantes son "style de gestion" jeune et branché. Des personnages secondaires dans lesquels on reconnaîtra les caractères de notre époque côtoient Éliane, incarnant l’hypocrisie parfois cachée derrière le fait d’afficher certaines valeurs progressistes à la mode telles que la démocratie sur le Web, l’énergie éolienne et l’homoparentalité.
Si Duteurtre dérange tant, c’est qu’il met le doigt sur les tics de ses contemporains, et plus particulièrement de ses compatriotes, dans une France où les expressions "gauche" et "droite" sont surchargées sémantiquement et historiquement et où, comme le font les personnages de La Rebelle, on n’a pas fini de se demander de quel côté on aurait été durant la guerre: dans la Résistance ou chez les collabos? Comme Molière, à qui on l’a déjà comparé, Duteurtre s’en prend aux dévots que sont ces bien-pensants du 21e siècle, retranchés derrière une image de dissidents parce qu’incapables d’assumer le pouvoir et la richesse qu’ils ont acquis dans le monde des médias. Le génie du romancier (contrairement à celui de l’éditorialiste) aura été de mettre ses personnages dans une situation où ils peuvent faire la preuve de leur supposée rébellion… Pour notre plus grand amusement!
La Rebelle
de Benoît Duteurtre
Éd. Gallimard
2004, 332 p.