Joyce Carol Oates : Chronique américaine
Livres

Joyce Carol Oates : Chronique américaine

Joyce Carol Oates trace l’itinéraire parsemé d’embûches d’une jeune Américaine rebelle dans les années 60.

Objet de rancœur et de fascination à la fois, l’Amérique de Joyce Carol Oates s’est rarement révélée aussi sombre que dans son plus récent livre, I’ll Take You There (joli titre traduit littéralement en français par un malheureux Je vous emmène). Plus que l’Amérique, toutefois, ce sont les années 60, ce prétendu "âge d’or" qu’on n’évoque jamais sans une pointe de nostalgie, que la romancière née en 1938 dénonce en peignant une société conformiste, toujours ségrégationniste et où seule une mince frange de la population ose réellement se prononcer pour les droits des minorités et pour un mode de vie libéré du puritanisme.

Je vous emmène s’attache au parcours de sa narratrice appelée alternativement Mary Alice et Anellia, mais dont on ne saura jamais le véritable prénom. Orpheline de mère, celle-ci entreprend à 19 ans des études dans une université de la Côte-Est après avoir obtenu une bourse d’État. Relevant en partie de l’autobiographie, le récit s’ouvre sur un séjour dans une résidence pour étudiantes blanches de familles aisées et membres de la "sororité" élitiste Kappa Gamma Pi, équivalent féminin de ces "fraternités" qui fourmillent sur les campus anglo-saxons. Une maison bien tenue (et dirigée par une Anglaise monarchiste) que l’héroïne n’a pas vraiment les moyens d’habiter mais à laquelle elle sacrifie tout dans l’espoir d’être acceptée par ces "sœurs" qui incarnent à ses yeux la "normalité américaine".

De cette enclave sacrée, attachée aux privilèges de classe et où règnent le racisme, l’intolérance et les obsessions sexuelles que provoquent nécessairement les tabous religieux, elle se fera chasser après avoir révélé ses lointaines origines juives et tenu des discours hors norme. Elle entretiendra ensuite une scandaleuse liaison avec un étudiant en philosophie, un Noir, avec qui elle forme le seul couple mixte de la faculté, attirant les regards malveillants et les avertissements d’une doyenne qui l’exhorte à ne plus fréquenter les "gens d’autres races". Qu’à cela ne tienne: le couple étant épris de Platon, de Nietzsche et de Spinoza, l’"université" deviendra pour eux l’"univers" où ils seront "occupés à écarter mythes et subterfuges pour atteindre la vérité".

Rédemptrice, l’ultime partie du roman est celle de la réconciliation, quelques années plus tard, avec un père mourant perdu de vue depuis longtemps. Au chevet du malade qui lui interdit de voir son visage défiguré des suites de ses traitements contre le cancer, l’héroïne devenue écrivaine peut enfin faire la paix avec sa personnalité d’"agent pathogène" qui l’a éloignée des siens mais aussi d’elle-même, son individualité émergeant enfin, transcendant l’identité en patchwork qu’elle s’était fabriquée durant ses études universitaires. Faisant traverser par son personnage les États-Unis au grand complet, seule dans sa voiture pour rejoindre ce père exilé en Utah, Joyce Carol Oates opère un subtil rapprochement avec le pays, qui correspond au passage de la philosophie à la littérature. Ce faisant, elle fournit un fascinant et rigoureux exemple d’autoréflexion, bien qu’aride par moments…

Je vous emmène
de Joyce Carol Oates
Éd. Stock, coll. "Les mots étrangers"
2004, 412 p.