Michel Tremblay : Année folle
Michel Tremblay signe le deuxième volet d’un cycle romanesque prometteur consacré à son tout nouveau personnage de Céline, naine émancipée et apprentie écrivaine.
Montréal, été 1967. Le général de Gaulle crie "Vive le Québec libre!" du haut du balcon de l’hôtel de ville et Michèle Richard règne sur les ondes avec La plus belle pour aller danser. Défiant l’Escouade de la moralité du maire Drapeau, qui voulait un centre-ville "propre" pour la durée de l’Exposition universelle, un bordel clandestin de travestis opère dans l’arrière-boutique du bar Le Boudoir, accueillant à bras ouverts les étrangers venus se dévergonder dans la Métropole. Tenant les cordons de la bourse et offrant aux clients le menu des "filles" disponibles pour la soirée, une naine prénommée Céline règne sur ce petit monde qui forme une famille reconstituée et dysfonctionnelle à souhait, un carnaval permanent secoué par une tempête de joies et de tragédies.
Avec Le Cahier noir, paru l’an dernier, Michel Tremblay inaugurait un cycle romanesque, Les Cahiers de Céline, habité d’un souffle nouveau grâce à l’étonnante voix d’une héroïne narratrice jusque-là absente de son œuvre. Cette héroïne, dont on apprenait avec stupéfaction la particularité physique au premier tiers du roman, était une employée de nuit du Sélect où elle servait des "hamburger platters" à la faune hétéroclite de la Main. À force de fréquenter diverses marginalités, elle en venait graduellement à accepter la sienne et à rejeter un milieu familial malsain qui l’avait toujours dénigrée à cause de sa différence.
Le Cahier rouge s’ouvre un an plus tard en pleine Expo. Céline a accepté l’offre de Fine Dumas d’être l’hôtesse d’un bordel de travestis resté ouvert grâce à des pots-de-vin versés aux échelons supérieurs de l’administration municipale. Ayant définitivement rompu avec sa famille, elle partage un appartement avec trois colocataires délurées dont elle est la seule vraie femme. À la tentative d’émancipation du premier cahier succède donc la réelle liberté du deuxième, marquée par l’apprentissage de l’amitié, dont celle qui lie la jeune femme à l’exubérante duchesse de Langeais, personnage récurrent de Tremblay qui parvient à nous révéler de nouveaux éléments de son triste passé, dont une peine d’amour tenue jusque-là secrète.
Centré sur Céline, le roman se veut également la satire d’une période déterminante de la chronique montréalaise, que Tremblay a toujours trouvée trop peu subversive à son goût, la Métropole de l’époque ayant "l’air d’une matante qui vit dans sa cuisine et qui insiste pour recevoir la visite dans son salon qu’elle connaît mal et où elle n’est pas à son aise". À travers l’histoire de l’établissement de Fine Dumas, associé par la narratrice à La Maison Tellier de Maupassant, c’est aussi à l’évolution de l’écriture de Céline que le lecteur est invité à goûter, l’écrivaine en herbe délaissant occasionnellement son journal pour proposer des récits intercalés, ces "Légendes du Boudoir" qui permettent à cette nouvelle voix de s’exprimer dans des registres différents. Malgré quelques longueurs, le prolifique Michel Tremblay y fait la démonstration de sa propre capacité à renouveler son œuvre.
Le Cahier rouge
de Michel Tremblay
Éd. Leméac / Actes Sud
2004, 332 p.