Pierre Yergeau : Trous de mémoire
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Pierre Yergeau : Trous de mémoire

Pierre Yergeau revisite l’Abitibi des débuts et les amours perdues comme il nous donne à lire une écriture riche et  singulière.

Pierre Yergeau

, malgré ses deux nominations aux Prix du Gouverneur général, est un des secrets les mieux gardés de notre littérature. Comme un précieux bijou qu’on ose à peine exhiber, de peur de se le faire prendre, Yergeau est davantage lu par les écrivains, qui admirent son style dense et précis, que par le grand public, qui, avec un petit effort, arriverait pourtant à apprécier ce romancier inspiré. Originaire de Bourlamaque en Abitibi (vous savez, ce village minier, fondateur de la ville de Val-d’Or, devenu un quartier que l’on vient voir pour ses maisons de bois rond), Yergeau (auteur de huit livres) publie, avec Les Amours perdues, le troisième roman de son cycle abitibien.

Ce cycle avait été entamé par L’Écrivain public, où l’on faisait connaissance avec Jérémie Hanse, pour se poursuivre avec La Désertion, qui racontait le destin de Michelle, sa sœur benjamine qui maria un alcoolique et joueur compulsif avec qui elle eut six enfants. Avec Les Amours perdues, on retourne dans le passé et dans un univers circassien en effeuillant la vie de Georges, le frère aîné qui fascine tant Jérémie, l’écrivain public. C’est que le père de ces trois enfants était un trapéziste qui est mort lors d’une tournée du Grand Cirque d’Hiver, et Georges, bien malgré lui, a suivi ses traces. Lui seul peut réellement remonter le courant du passé parsemé de draveurs inquiétants et d’une sirène, qui n’est belle que sous l’eau et qui possède une voix étrange (la mère de ces orphelins était une chanteuse qui chantait pour éviter de basculer définitivement dans la folie). Avec lui, on remonte à la source Gabrielle, une source où les habitants de Val-d’Or vont chercher l’eau et pique-niquer, et où l’on repêcha un jour le déguisement de la sirène Gabriella. À travers ses souvenirs, se dessinent les origines et la vérité.

"Tout est là! Tu n’es rien tant que tu n’es pas quelqu’un d’autre! Tu as pas encore compris ça?" demande Georges à Jérémie. Comme Georges, leur père a passé la moitié de sa vie en l’air et leur mère n’avait pas grand "poids dans le réel". Que voit-on d’en haut? se demande en quelque sorte Jérémie. Et c’est un peu ce regard qu’il essaie de percer avec cette histoire. Si ce troisième livre de la saga abitibienne possède suffisamment de clés pour se lire de manière indépendante, je conseillerais tout de même de prendre connaissance des romans précédents afin de bien saisir l’univers de Yergeau et, surtout, de ne point douter de vos capacités de lecteur. Disons que le côté mystérieux de ce roman pourrait vous faire croire que vous en avez "raté une". Il s’agit d’une écriture assez dense dont le récit, fragmenté, nous laisse entrer dans l’intimité des personnages sans jamais trop en dire. On lit les résultats, l’admiration comme les malaises, de ce passé fantastique et douloureux, plutôt que de lire les explications et de trop briser le mystère. À nous, lecteurs, de trouver le fil qui passe dans ces trous de mémoire.

Les Amours perdues
de Pierre Yergeau
Éd. L’instant même, 2004, 96 p.