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Kim Doré et Monique Deland : Mots troubles

À travers leurs œuvres, Kim Doré et Monique Deland nous le prouvent: la gravité d’une voix ne relève pas d’un désespoir ni d’une fascination pour le pire, mais bien d’un désir profond envers le vivant.

Avec son lot de splendeurs et de désordres, le réel parvient souvent à nous réduire au silence. On ne sait pas pourquoi. On se retrouve face à soi comme à un mur de brume, tributaire d’une langue qui perd son sens. C’est là que la poésie commence. Car la parole poétique semble avoir cette étrange faculté d’extraire du sens de la plus aride des dépossessions, jusqu’à se risquer, entière: "je ne peux pas tricher / j’écris avec rien / je continue la vie / … / et tant pis / si la poésie ne se survit", écrit Monique Deland dans Le nord est derrière moi. En se faisant le paysage des éblouissements et des turbulences du sort, le poème ne met rien d’autre en scène que la vérité des choses fragiles. Kim Doré, dans Le Rayonnement des corps noirs, nous le donne à comprendre: "…vois-tu l’horizon / a perdu son centre c’est pourquoi nous / apprenons à errer debout et pourtant / la vie tremble pour qu’on la nomme".

Le Rayonnement des corps noirs porte bien son titre. L’écriture dense et maîtrisée de Doré entretient une tension palpable entre clarté et désastre, conférant ainsi aux poèmes du recueil une étrange aura de brasier. Si ce qui brûle ici éclaire le monde autant qu’il le réduit en cendres, c’est parce que le poème prend, avec autant de liberté qu’il le faut, le parti du réel immédiat, tel qu’il est, aussi envoûtant qu’implacable: "regarde on les force à brûler / leurs amours il arrive même / que des enfants s’allument / pour voir l’avenir dans la fumée". Mais il n’y a pas que le feu d’un pays où la vie décline sous l’occupation, il y a celui d’un amour rare, à cent mille lieues de là, au milieu de la fatigue, une dévotion intime pétrie de transcendance: "je t’aime vois-tu comme on étouffe / avec toute ma bouche avec ma mort / quand tu dors la tête hors de l’eau / les mots redeviennent humains / l’atmosphère s’étire et penchés sur toi / les dieux ne croient plus à rien dehors / c’est l’éternité qui commence avec / ses astres et ses plus beaux mensonges".

Se présentant comme un dialogue aussi singulier qu’exigeant avec feu Roland Giguère – pierre d’assise de la poésie québécoise -, "Comment voir le poisson rouge dans l’eau rouge du bocal", le premier segment du recueil, a remporté en février dernier le Prix littéraire Radio-Canada. Et pour cause. La voix de Doré est forte et ciselée, tantôt ample, tantôt lapidaire, toujours porteuse d’une rythmique élaborée avec soin, tout en secousses et contre-temps. On suit le cours d’une écriture matérielle, habitée d’une vive conscience de la chute, travaillant l’image avec doigté, tout en sentant poindre, ici et là, les influences de Denis Vanier, Jean-Marc Desgent, Nicole Brossard, non sans déceler une certaine parenté avec le travail de Tania Langlais. Un recueil généreux, d’une profonde qualité, qui pourrait fort probablement se retrouver en lice pour le prix Émile-Nelligan 2005.

PERDRE LE NORD

Partageant avec Le nord est derrière moi une gravité de ton similaire à celle de Doré, Monique Deland propose, après L’Intuition du rivage (2000), une œuvre d’une violence sourde sous le signe du dénuement et de l’abandon. On pourrait presque entendre murmurer la voix du recueil qu’elle a "perdu le nord", comme on le dit du sens: "J’aimerais dire que j’ai le sens de l’unité. […] Dire encore qu’au matin, je rassemble les morceaux de la nuit et que mon corps s’en trouve réconcilié." Or, quelque chose de fuyant contrecarre cette recherche d’accord, de délivrance: "il n’y aura pas / de réconciliation par la parole".

Ainsi, l’écriture de Deland erre debout, entre vers et prose, toujours à l’affût, avec à sa traîne une rude lucidité qui la fait se mobiliser autour de constats prenant la forme d’énigmes: "la vie s’acharne / comme un incendie de roses / / comme si je lui devais quelque chose". Le nord est derrière moi porte en lui la fatigue éblouie des quêtes sans retour. Certains de ses moments ne sont pas sans rappeler le ton et l’économe dureté de Beckett: "Allons encore. Entre ces explosions muettes de signes sots. Qui relancent sans fin le petit tour de soi." Lisant, on en arrive ainsi à se rendre à l’évidence que la vérité est là, comme rarement. Une œuvre qui, somme toute, de la rage à la dérive intérieure, réinvente avec brio le "lien / paisible avec ce que l’on est".

Le Rayonnement des corps noirs
de Kim Doré
Éd. Poètes de Brousse, 2004, 90 p.

Le nord est derrière moi
de Monique Deland
Éd. du Noroît, 2004, 99 p.