Catherine Robbe-Grillet : Pouvoir intime
Catherine Robbe-Grillet propose une incursion dans le cercle où se tramait le nouveau roman, montrant ses acteurs, et en particulier son illustre mari, dans la lumière crue du quotidien.
S’il est un patronyme qui évoque l’hermétisme de la littérature française en deuxième moitié du 20e siècle, c’est bien celui de Robbe-Grillet. Alain, de son prénom. Hier, le pape du nouveau roman célébrait, en toute objectivité, la coulure d’une goutte de jus de tomate sur un mur. Aujourd’hui, son épouse Catherine, avec ses journaux intimes, nous entraîne en toute subjectivité dans les coulisses de l’intelligentsia française du début des années 60. Tout aussi juteux!
Mais quel intérêt peut susciter la lecture de cette brique de près de 600 pages? Pénétrons-nous Dans le labyrinthe? Devenons-nous Le Voyeur (deux romans de Robbe-Grillet)? Bien sûr, ce regard par le trou de la serrure n’offre un point de vue privilégié qu’aux adeptes de "litté-réalité". Bienvenue à Intelloft Story! Ici, le bain tourbillon Jacuzzi a été remplacé par les trublions des Éditions de Minuit. Et ce sont les jurys de prix littéraires qui mettent en danger les candidats!
En noircissant ses cahiers, entre 1957 et 1962, la jeune Catherine aux allures de femme-enfant (on la prend davantage pour la fille que pour la femme de son mari) ignore que son naïf témoignage apportera, 40 ans plus tard, un nouvel éclairage, un prisme "docu-drama", sur la dernière école littéraire assumée de l’Hexagone.
Aucun détail n’a été censuré au montage. Parce qu’à l’époque, les monstres n’étaient pas encore sacrés. Prêchons par l’exemple: "Nathalie Sarraute a, je crois, une sensibilité, une susceptibilité excessives. Elle n’est sûrement pas heureuse." Ou encore: "Barthes est le maître à penser de tout un milieu. Pourquoi? Il est intelligent, certes, mais il n’est pas le seul. Je m’explique mal l’espèce de terreur inavouée qu’il provoque dans les milieux d’intellectuels de gauche."
Le potinage écorche le futur Nobel de la littérature Claude Simon, les étoiles filantes ou montantes Françoise Sagan, Philippe Sollers et Marguerite Duras (elle magasine avec Sarraute!), l’auteur de la scandaleuse Lolita, Nabokov, le cinéaste Alain Resnais…
Entre les vacances familiales à la campagne et les trips de cul foireux à trois (Catherine, l’épouse soumise, Alain, l’écrivain impuissant et Jérôme Lindon, l’éditeur de Minuit en obsédé frustré, un rôle inattendu), le petit bonhomme de chemin quotidien de nos apôtres d’une certaine postmodernité s’avère plus émoustillant qu’on ne l’aurait cru. Ce qui n’empêche pas notre épouse parfaite de nous fournir moult détails sur la décoration intérieure, un hobby auquel elle se consacre avec passion (ce qui nous vaut, bien sûr, quelques longueurs… de tissus pour les rideaux, de tapisseries…).
Catherine Robbe-Grillet a retrouvé ce journal oublié de jeune mariée lors d’une fouille dans son grenier secret afin de documenter la biographie de son illustre mari pour le catalogue d’une importante exposition. Après lecture des manuscrits, le pape Alain a posé le sceau de son imprimatur sur cette publication. En dépit de quelques révélations intimes attaquant sa virilité, il faut dire qu’il en ressort plus humain, plus sentimental, moins cérébral.
Et avec le recul, Madame Robbe-Grillet a dû sourire et être fière de cet aveu de dévotion aussi amoureux que lucide. "Quand j’ai l’impression qu’Alain est un grand écrivain, je n’ai plus l’impression d’être inutile sur terre. Cela me sauve: je suis moi aussi un "grand écrivain". C’est bête!" Mais la bêtise sait émouvoir, étonner, faire rire et pleurer. Peut-on en dire autant du nouveau roman?
Jeune Mariée
de Catherine Robbe-Grillet
Éd. Fayard, 2004, 572 p.