Jean Barbe : Le choix des armes
Jean Barbe signe un deuxième roman puissant, aux tonalités existentialistes, et coiffé d’un titre on ne peut plus ajusté à son propos: Comment devenir un monstre.
Coupable de crimes de guerre qui lui ont valu d’être surnommé "le Monstre" par les médias de son pays, Viktor Rosh s’est enfermé dans le mutisme, en attente d’un procès qui doit servir à faire la preuve de la fermeté du nouveau gouvernement auprès de l’opinion internationale. Débarquant d’un "pays tranquille", François Chevalier, qui remplit sa première mission pour Avocats sans frontières, est chargé de sa défense. Après un tour du pays où il suit l’itinéraire de vie et de mort de son client et rencontre les témoins de ses exactions, il parvient à faire parler Rosh, qui se livrera à une troublante confession des événements l’ayant conduit à massacrer des innocents.
Si l’on ne connaissait pas mieux Jean Barbe, qui fut entre autres le premier rédacteur en chef de Voir à Montréal, on jurerait que l’auteur de Comment devenir un monstre a passé une partie de sa vie dans l’ex-Yougoslavie et n’est pas vraiment né à Montréal en 1962, comme l’indique la quatrième de couverture. Ses réflexions troublantes sur la guerre et sur la métamorphose (ou la révélation) de l’être humain en situation de conflit armé suggèrent au moins une expérience intime de celles-ci, une impression qu’accentue le point de vue dominant donné au Monstre lui-même, lequel partage la narration en alternance avec son avocat étranger.
Impossible de dévoiler toutes les clés de ce roman où deux suspenses sont maintenus de front: l’un établi par les actes perpétrés autrefois par Viktor Rosh, que le lecteur découvre graduellement, et l’autre né de la dangereuse enquête de son avocat. Car dans ce pays fictif, dont on reconnaîtra moult modèles contemporains, les réalités sont interchangeables: la victime et l’oppresseur ne forment qu’un, la civilisation côtoie la barbarie, humanité est le plus proche synonyme de monstruosité. Tandis que dans les cuisines de l’Institut d’hôtellerie et de la scierie dont il était chef, Viktor Rosh a trouvé un "principe d’organisation" et un "ordre strict du monde à opposer au chaos des humains", le couteau de cuisine soigneusement aiguisé et porté à la ceinture est devenu sa signature en période de guerre. Tuer le fait se sentir à sa place dans l’univers: "Avoir un ennemi est grisant. Le choc de deux armées trace une ligne de front bien nette dans un monde jusqu’alors confus, complexe, incompréhensible." "Avec la guerre, je savais à quoi m’en tenir", confirme à son tour le vieux Josef, chargé de conduire Chevalier à travers l’enfer de son pays.
Dans une ambiance qui aurait plu aux existentialistes, Barbe dénonce par la bouche même du Monstre une logique économique qui dévaste les régions rurales de la planète, poussant parfois les habitants à la révolte. Au-delà des injustices, au-delà de la trahison d’une femme aimée et de l’ami chéri mort dans ses bras, l’homme choisit-il vraiment lui-même sa voie et est-il le seul responsable de ses actes? "Tuer nous élève à la condition de Dieu", peut-on lire dans Comment devenir un monstre. Moins spectaculaire que celle du criminel, la quête de l’avocat est elle aussi au centre de l’œuvre. À ce ressortissant d’une contrée paisible pour qui un voyage au pays de la haine constitue l’ultime évasion, le choix n’apparaît clairement qu’au bout de dures souffrances: "Nous n’avons que l’amour à opposer à l’horreur du monde."
Comment devenir un monstre
de Jean Barbe
Éd. Leméac
2004, 332 p.