Jean-René Milot : L'Islam en questions
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Jean-René Milot : L’Islam en questions

Islamologue et chargé de cours à l’Université de Montréal, Jean-René Milot publie son cinquième livre sur le monde musulman. Nouvel effort de rapprochement des cultures.

Contrairement à la charge virulente et très médiatisée que livre Irshad Manji contre les impostures de la culture musulmane dominante dans The Trouble with Islam (Musulmane mais libre en traduction française), Jean-René Milot avertit le lecteur dès le départ qu’il favorise "une approche empathique" visant davantage à comprendre qu’à évaluer la situation actuelle du monde musulman. Avec L’Islam: des réponses aux questions actuelles, Milot entreprend de fournir des éléments de réponses aux principales interrogations que suscite l’Islam. Par exemple, quelle est la véritable nature du Coran et son importance dans l’organisation sociopolitique des sociétés musulmanes? L’islam et la charia sont-ils compatibles avec les droits humains? D’où vient l’islam fondamentaliste qui prône le terrorisme? À toutes ces questions, Milot offre des réponses nuancées, insistant sur le fait que le Coran est interprété de multiples façons et que l’islam radical demeure marginal, malgré ses coups d’éclat. Quelques questions demeuraient toutefois en suspens. Nous les lui adressons.

Vous écrivez que le monde musulman est complexe et multiple, qu’on n’y retrouve pas que des dictatures, mais aussi des démocraties. Mais mis à part la Turquie, quel autre pays se veut démocratique?

"Cela dépend des critères qu’on se donne. Un des critères-clés de la démocratie n’est pas tant le système de vote ou de représentation que celui de la liberté de presse et d’expression. Un régime monarchique comme le Maroc est une monarchie constitutionnelle. Et ce n’est pas parce qu’il y a un monarque qu’il n’y a pas de démocratie. Beaucoup d’Américains disent que les États-Unis ne sont pas un État démocratique, quand on regarde comment est fabriqué leur président depuis 30 ans… Il reste que les gens aux États-Unis peuvent s’exprimer. Dans beaucoup de pays musulmans, c’est précisément ce qui fait défaut…"

L’Islam est selon vous ouvert au progrès, à la démocratie et aux droits humains, mais la colonisation européenne du 13e siècle l’aurait forcé à se refermer. Est-ce une explication suffisante?

"Après la ruine de Bagdad au 13e siècle, il y a eu un réflexe de crispation. Il fallait avant tout survivre. Puis on s’est endormi. On ne s’est pas aperçu qu’au 16e siècle, les Européens étaient en train de devancer, et de beaucoup, les musulmans sur le plan technologique. Les colonisateurs voulaient que les colonies produisent et avancent technologiquement, mais sans faire concurrence à la métropole. Le développement technologique n’a donc pas été aussi profitable aux colonies. Au 20e siècle, aussi, les institutions et concepts importés de l’Occident, comme la démocratie, ont été passablement imposés aux pays musulmans. Cela n’a pas produit les effets attendus dans bien des cas et il y a eu encore une réaction visant à s’en remettre à la loi de Dieu ou quelque chose de plus traditionnel."

Mais l’Islam et sa culture ne sont-ils pas largement responsables de leur sort? Manji demande à ses sœurs et frères musulmans: "Quand avons-nous cessé de penser?"

"Manji a raison de dire que les musulmans doivent commencer par se regarder. Mais je ne suis pas d’accord avec elle quand elle dit que l’Islam est en crise et qu’il entraîne le reste du monde avec lui. On peut argumenter de l’autre façon et dire que le monde est en crise et qu’il entraîne les musulmans avec lui… Ce que je reproche à Manji, c’est de généraliser à partir de son expérience propre."

Des islamologues musulmans croient que l’Islam doit effectuer son "Vatican II", pour son plus grand bien. L’Islam ne doit-il pas se libérer d’une certaine emprise de la religion?

"Qu’il y ait eu, sur le plan religieux, une stagnation de l’orthodoxie officielle, c’est clair. Des musulmans disent qu’il faut passer par la laïcité pour sortir de la crise. C’est un argument qui a beaucoup de sens. Les réformateurs vont dire qu’il faut rouvrir la porte de l’Itjtihad, de la libre recherche personnelle, qui avait été fermée, et qu’il faut cesser de pratiquer la répétition aveugle de ce que les Anciens ont dit. Au fond, ce qui pose problème dans l’Islam, ce n’est pas tant l’emprise du religieux sur la société que le fait que, majoritairement, les croyances sont interprétées de façon traditionaliste ou même fondamentaliste."

Vous affirmez que la majorité des musulmans rejettent le recours au terrorisme. Pourquoi alors ne descendent-ils jamais dans la rue, comme après les attentats du 11 mars dernier en Espagne, pays où près de 90 % des gens étaient contre la guerre en Irak?

"Ils ont peur que s’ils manifestent contre le terrorisme, cela soit interprété comme une approbation de la répression exercée contre les Arabes et les musulmans par ceux qui utilisent la menace terroriste pour asseoir le pouvoir des États-Unis. On n’a pas encore trouvé la formule qui permettrait aux musulmans de se prononcer à la fois contre les abus de pouvoir des puissances internationales et contre le terrorisme."

Entre les courants fondamentaliste, traditionaliste et moderniste de l’islam, que vous identifiez, lequel a en ce moment le plus de poids?

"Le traditionalisme, qui est doublé sur sa droite par le fondamentalisme. Les musulmans sont pris entre deux feux: d’un côté, l’extrémisme des islamistes, que rejette la majorité même si elle peut applaudir à certains de ses coups; de l’autre, le modernisme, associé à l’Occident et à l’exploitation. Il reste la chaise du milieu, le traditionalisme, qui ne fait pas avancer la société mais ne la fait pas reculer. La modernisation se fait tout de même à travers l’alphabétisation, par exemple, qui amènera à terme des résultats. Les musulmans qui vivent dans les pays occidentaux et qui souscrivent aux droits de la personne tout en étant de bons musulmans sont ceux qui, au fond, modernisent l’islam. Dans quelle mesure les pays musulmans vont-ils s’en inspirer? C’est une autre question."

L’Islam: des réponses aux questions actuelles
de Jean-René Milot
Éd. Québec Amérique, 2004, 143 p.