Florian Zeller : Liberté surveillée
Sensation de l’année en France, Florian Zeller passait récemment par Montréal pour éclairer quelques-unes des pistes savamment brouillées par La Fascination du pire, son troisième roman, récipiendaire de l’Interallié 2004.
"Je me suis dit que ceux qui prétendent que le Coran n’invite qu’à l’amour et que seule une certaine interprétation du texte pousse parfois au mépris des femmes et à la violence, ceux-là, me suis-je dit, n’ont tout simplement jamais lu le Coran ou ont peur de dire des choses incorrectes", pense le narrateur de La Fascination du pire. On a beau être en pleine fiction, avec l’immunité intellectuelle que cela suppose – encore? -, il faut une dose de courage pour écrire de telles phrases en ce début de millénaire. Florian Zeller ne manque certes pas de courage, mais son écriture obéit d’abord à un désir farouche de lucidité, de franchise, à une époque où la liberté de l’un semble constamment mise en péril par les exigences de la liberté de l’autre. "De toute façon, ajoute son narrateur, il est désormais impossible de dire quoi que ce soit à ce sujet."
Le jeune romancier mène ses personnages principaux, deux écrivains français, dans une Égypte moins moderne qu’il n’y paraît. Invités au Caire pour donner une conférence dans le cadre d’un salon du livre, ils vont vivre un profond choc culturel. "Ces dernières années, me dit Florian Zeller en entrevue, j’ai eu la chance, ou je me la suis donnée, d’aller beaucoup dans les pays musulmans. La culture musulmane me passionne, jusque dans ses ambiguïtés. Quant à l’Égypte, où je suis allé quelques fois, ce n’est pas tant un sujet qu’un prétexte pour aborder des questions qui me sont chères et qui pouvaient se jouer dans ce théâtre-là. Il y a là-bas une forme de contradiction: ce pays est à la fois empreint de modernité, pas du tout hostile aux touristes occidentaux, et en même temps très ancré dans une tradition encore encombrée d’archaïsmes."
Le narrateur et son compagnon de voyage, tout émoustillés des rêves érotiques qu’ont semés en eux les récits orientaux de Flaubert et autres grands voyageurs du passé, sont plus intéressés à découvrir le harem des Mille et Une Nuits qu’à discourir sur le roman européen devant quelque groupuscule d’intellectuels égyptiens. Ils vont se heurter à une réalité déconcertante, en particulier à la difficulté inouïe d’aborder là-bas les femmes (même les prostituées!), ce qui donne lieu à de longues discussions sur la place de la femme musulmane et sur le désir sexuel dans le contexte islamique.
Zeller, avec sa façon bien à lui de mêler le fil de son récit à des parenthèses sociopolitiques, place dans la bouche de ses protagonistes des bouts d’une analyse aussi pertinente que dérangeante de ce qui génère les dérives intégristes, liées selon eux, entre autres, à un certain refoulement des désirs sexuels. Des propos qui ont choqué, incitant l’auteur à préciser sa démarche: "Il y a une tradition du roman qui m’est très chère, qui se situe dans une oscillation permanente entre la narration pure et ce qui n’est pas à proprement parler un matériau littéraire. Il s’agit d’utiliser des matériaux intellectuels comme matériaux littéraires. Dès lors, le récit cultive une certaine ambiguïté, qui constitue selon moi l’arme véritable du roman." Ce grand lecteur de Kundera, Houellebecq et Rushdie rejoint ainsi ces derniers dans le projet d’attribuer au roman "d’autres ambitions que celle de raconter une histoire". "Un roman, dit-il encore, n’est jamais un moyen de convaincre, de se positionner. Le roman peut dire à la fois tout et son contraire, ce qui lui permet de toucher à la relativité des choses. Ça impose, bien sûr, au lecteur une certaine suspension du jugement moral…"
Aujourd’hui, La Fascination du pire a remporté l’un des principaux prix littéraires de l’Hexagone, a été en lice pour le Goncourt et récolté une presse flatteuse, ce qui cautionne le récit et adoucit les jugements moraux. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. À la parution, le livre a fait couler beaucoup d’encre, et même suscité des menaces précises. "Oui, j’ai dû déménager", confirme Zeller. Comme quoi il n’y a plus guère de zones franches en ce monde…
La Fascination du pire
de Florian Zeller
Éd. Flammarion
2004, 214 p.