Bruno Hébert : Vaisseau fantôme
Avec Le Jeu de l’épave, Bruno Hébert prend l’angoisse de la page blanche par les cornes et dérive jusqu’au Mexique, entraînant ses misères d’auteur sous le soleil plombant de l’autofiction. Pour le meilleur et pour le pire.
Imaginez-vous écrivain: deux romans ayant obtenu un succès critique considérable sont derrière vous (C’est pas moi, je le jure!, 1997; Alice court avec René, 2000). Mais aujourd’hui, les dettes s’empilent comme du linge sale, vous traînez une peine d’amour harassante, votre éditeur attend depuis deux ans votre troisième opus sur Port-au-Prince et surtout, surtout, l’inspiration dort aussi dur qu’une pierre. Alors, vous faites ce que le plus commun des mortels ferait: vous allez voir ailleurs si vous y êtes, vous disparaissez.
L’archi-anti-héros du Jeu de l’épave, lui, atterrit à Cancún. C’est donc en ce lieu de destination-vacances que l’on suit Bruno, l’auteur-narrateur de ce roman-miroir. Grâce à la clémence du hasard, sa déroute le mène à Tulum où il fera la rencontre de Danilo, de "Boule-de-quille", de "Parchemin", un "vieillard tout ridé, gros plan National Geographic, spécial maya", sans oublier Valmont, son neveu rebelle travaillant à Playa Del Carmen, et Sanguita, une adolescente à la lucidité et à la verve incendiaires.
L’auteur habite chez "Boule-de-quille", dans une bicoque au bord de la mer. Outre les quelques heures d’errance sur papier le matin, Bruno joue au "jeu de l’épave": "…on se couche dans la mer à l’endroit où vient se briser la vague. […] On se laisse traiter comme un tronc d’arbre au gré de la mer, sans offrir la moindre résistance. […] C’est rempli de mouvements imprévisibles, parfois doux, parfois violents." Ce passe-temps évoque assez bien, par ricochet, l’attitude que le narrateur adopte tout au long du récit: il se laisse voguer de reflux en ressacs, de menus événements en rencontres anecdotiques, avec dans la tête, comme un troupeau de spectres, le va-et-vient des inquiétudes créatrices, d’un amour parti et de la réalité escarpée du retour à Montréal.
Car le retour au bercail est inévitable. Il doit rendre des comptes et trouver un moyen d’accomplir l’impossible, c’est-à-dire écrire un livre. Dans une chambre d’hôtel de passe, rue Saint-Hubert, il rassemble ses "notes de table" mexicaines, et l’idée lui vient alors de transformer son impasse, sa dérive, en roman.
Le Jeu de l’épave, on l’aura deviné, en est le résultat. Moins dense et implosive que dans les œuvres précédentes, la prose d’Hébert n’en demeure pas moins travaillée. Les métaphores sont bien en santé, d’une poésie à la Fante, et l’humour, à la fois acide et détaché, est toujours présent, préservant ainsi le ton propre à ériger un lamento carabiné. Seule ombre au tableau, qui n’est toutefois pas la moindre: insérées entre chaque chapitre comme autant de contrepoints de réflexion sur l’écriture et le métier d’écrivain, les "notes de table" présentent, à quelques exceptions près, un propos d’une minceur agaçante sous le vernis du style. On se serait attendu à plus de la part d’un écrivain planchant sur un voyage au cœur des enjeux et des fatigues de son art. Mais peut-être faut-il consentir, au bout du compte, au pacte implicite d’un roman qui, jouant à "l’épave", ne peut sortir indemne de quelques écueils.
Le Jeu de l’épave
de Bruno Hébert
Éd. Leméac, 2005, 136 p.