Abla Farhoud : La folie en quatre
Abla Farhoud signe un livre sur la jalousie, l’isolement, l’exil, mais aussi sur l’ouverture d’esprit et l’amour filial, paternel, fraternel.
Le troisième roman de la dramaturge qui nous a donné Les Filles du 5-10-15¢, Jeux de patience et Maudite Machine regroupe quatre points de vue, quatre narrateurs masculins racontant la même histoire. Radwan Omar Abou Lkhouloud est un jeune homme assez spécial et attachant qui prétend être revenu vivre chez ses parents, le temps de se "virer de bord", et qui y restera assez longtemps pour plus tard dire les choses autrement: "Mes parents habitent chez moi". Ce n’est pas un "Tanguy", mais plutôt quelqu’un à la santé mentale fragile, quelqu’un de dépendant. Son père, poète à ses heures, qui a emmené sa famille à Montréal, loin de Beyrouth en guerre, est démuni devant la maladie de son fils. Il la nie, tout en isolant sa famille pour en diminuer le rayonnement négatif. Quant à Radwan, il rêve de devenir écrivain et historien, comme son frère, celui qui a changé de nom pour Pierre Luc Duranceau et qui est devenu populaire sans que personne ne se doute de ses origines. À travers cette famille libanaise et musulmane, on voit la vie à travers les trous qu’ont laissés la guerre, la mort, la folie, l’exil, la fuite.
D’entrée de jeu, par le biais du récit du voisin Lucien Laflamme, on voit que l’histoire commence alors que la mère de la famille libanaise est déjà décédée. Laflamme, un Québécois de souche, est un bon monsieur à l’esprit ouvert, quoique un peu fouineur et investi de quelques préjugés. Le premier aperçu de cette famille se faisant par cet œil extérieur, ses membres sont doublement étrangers aux yeux du lecteur. Peu à peu, on pénètre dans leur intimité, alors que s’enchaînent les parties narrées par Radwan, par Rawi (devenu Pierre Luc Duranceau) et par le père. À travers Le Fou d’Omar, Abla Farhoud enfile les langages comme autant de lunettes.
Parfois très poétique, parfois chaotique, la langue se fait précise et aiguisée dans la bouche de certains personnages, comme elle est parfois joualisante, imagée ou dure ailleurs. Sous la plume de Radwan, par exemple, les phrases descendent en cascades, en rafales, soufflant les couleurs multiples d’un jeune homme émigré, toujours dans la mouvance des idées, des langues et des émotions. D’une certaine manière, l’homme parle la langue de la fuite, et paradoxalement, celle de l’affirmation. Plus que tous les autres personnages, Radwan incarne le paradoxe. Il est peut-être le plus fou, le seul diagnostiqué de la famille, mais il est aussi un des plus lucides, des plus talentueux. Par sa voix, Abla Farhoud se donne des libertés littéraires enviables, jouant avec le métissage des langues et des genres.
Sous ses meilleurs aspects, cette langue me rappelle celle de Yolande Villemaire. L’auteure écrivant sous le couvert d’un fou, nous pourrions dire que la langue n’est pas toujours maîtrisée, mais cette langue est vivante, captivante. L’une des belles qualités du roman, d’ailleurs, est que cette langue plurielle et enflammée sait habilement raconter une histoire et témoigner de plusieurs expériences et réflexions.
Le Fou d’Omar
d’Abla Farhoud
VLB éditeur
2005, 192 p.