Miriam Toews : Esprit de clocher
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Miriam Toews : Esprit de clocher

Miriam Toews montre en gros plan une enfance décidément pas comme les autres.

Les mennonites, vous connaissez? Fondée il y a 500 ans par Menno Simons, un illuminé qui un jour s’est mis à prendre la Bible au pied de la lettre, cette secte ultraconservatrice a essaimé un peu partout en Hollande, en Pologne et en Russie, puis plus tard en Amérique du Nord, ses membres voulant échapper à des persécutions de plus en plus fréquentes. C’est dans le village mennonite manitobain d’East Village que Miriam Toews a situé Complicated Kindness, roman récipiendaire du Prix du Gouverneur général 2004, versant anglophone, et qui paraît ces jours-ci chez Boréal sous le titre Drôle de tendresse.

Bienvenue dans une communauté figée dans le temps, qui vit sa décennie 70 à l’écart, parmi ces curieux personnages que les touristes américains viennent observer comme les animaux d’un zoo. Plus précisément, bienvenue dans l’univers de Nomi, qui, entre deux journées passées à tordre le cou des poulets à l’abattoir du coin, réprime de moins en moins bien ses envies d’ailleurs et tente d’aménager dans sa vie de petites zones pour le plaisir, ce qui n’est pas exactement encouragé par sa société. Période transitoire, à laquelle Miriam Toews fait écho avec une grande justesse. "J’ai une très bonne mémoire, et je me suis souvenue assez facilement de ce que j’avais vécu moi-même à cet âge", confie Miriam Toews, elle-même mennonite et dont on sait qu’elle a placé une bonne part d’elle-même dans sa protagoniste (pour les intéressés, elle a aussi publié en 2000 un récit autobiographique, intitulé Swing Low: A Life). "Il faut dire que ma vie était alors très agitée, poursuit-elle, que j’étais très remuée intérieurement, alors toutes ces émotions sont encore vivantes en moi. Et puis j’ai à mon tour des ados à la maison, alors je pouvais vérifier certains éléments au fur et à mesure!"

Nomi vit seule avec son père depuis que sa mère Trudie s’est barrée de cette existence aliénante, disparaissant littéralement de la carte, suivie de près par Tash, la sœur de Nomi. Dans leur bungalow plus tristounet que jamais, le quotidien reprend peu à peu le dessus, mais la mécanique grince. Le père, d’abord stoïque, baisse de plus en plus souvent l’armure et laisse filtrer sa douleur, tandis que sa fille découvre les drogues douces et les bonheurs défendus du corps.

Tout près, tout le temps, plane le spectre de La Bouche – c’est ainsi qu’on surnomme l’oncle de Nomi, le leader du village, cet oncle autoritaire et apparemment immunisé contre la tentation, mais qu’elle va voir un soir par la fenêtre de la cuisine, en passant devant chez lui, soudain différent, perdant le contrôle, vidant un pot de crème glacée comme un gamin. "C’est une des motivations derrière ce livre, montrer le côté humain des membres de cette communauté; les failles qui se dessinent chez les jeunes, mais aussi chez ceux qui appliquent les règles."

MYSTÈRE DE LA FOI

Miriam Toews, qui tient à préciser qu’elle est toujours mennonite ("même si j’ai pris mes distances!"), est consciente que cette histoire va résonner d’une façon bien particulière à une époque où tant de croyances tendent vers le fondamentalisme. "Durant l’écriture, j’étais strictement concentrée sur les traditions mennonites, je voulais être le plus précise possible dans les détails que j’en donnais, mais je réalise maintenant que certaines des dérives que j’ai voulu montrer, ce point où la religion n’est plus tellement affaire de foi mais surtout de contrôle, d’ordre et de maintien d’une structure sociale rassurante, ça pouvait faire penser à ce qui arrive ailleurs, dans d’autres religions; que les mécaniques, au fond, sont les mêmes."

Au-delà de l’intérêt social ou même documentaire de ce livre, il y a une voix inimitable, une écriture en aplats, où présent et passé se répondent, des ponts étonnants et beaux étant sans cesse jetés entre les deux. "Ce n’est pas nécessairement très réfléchi, cette manière de faire. Les histoires se présentent comme ça à mon esprit, et j’essaie de préserver leur aspect organique dans le récit. Il faut dire que je regarde des tonnes de films, que j’ai étudié le cinéma, alors le découpage cinématographique m’inspire beaucoup dans l’organisation des scènes." Il est d’ailleurs question qu’un film soit tiré de Drôle de tendresse, ce qui n’étonnera guère les lecteurs de ce roman aux tableaux percutants et au rythme syncopé.

D’ici là, on se fait notre propre cinéma de cette langue acide, drôle au moment où l’on s’y attend le moins, et dont les images noires, spectaculaires d’invention, confèrent une beauté inattendue à une adolescence désenchantée. Le lecteur québécois trouvera peut-être la traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné, au demeurant très respectueuse du ton et de sa poésie brute, un peu trop destinée au lectorat de l’Hexagone, mais le bémol est mineur en regard d’un travail d’une telle amplitude.

Drôle de tendresse
de Miriam Toews
Éd. du Boréal
2005, 360 p.