Aline Apostolska : Filles de l’eau
Aline Apostolska inaugure un cycle romanesque consacré à ces fleuves vers lesquels l’être humain retourne inexorablement, obéissant à un appel inscrit dans la mémoire du corps.
Déçu par son séjour à Rome où il ne retrouvait aucun des vestiges de cette Antiquité dont il avait tant rêvé, Joachim du Bellay s’étonnait de la destruction des monuments nés de l’orgueil de l’homme tandis que le Tibre, lui, avait su maintenir son cours majestueux. C’est autour d’une image similaire que la romancière et journaliste bien connue Aline Apostolska a construit son dernier roman, Neretva, du nom de ce fleuve qui sillonne la Bosnie-Herzégovine, point focal et lieu quasi mythique présidant à la destinée tragique de ses héroïnes. Car sur ce cours d’eau impitoyable, qui leur a enseigné le courage, l’indépendance et le désir, flottent occasionnellement les cadavres engendrés par les trop nombreux conflits allumés dans cette "poudrière européenne" que demeurent les Balkans.
Dans Lettre à mes fils qui ne verront jamais la Yougoslavie (1997), Apostolska (qui est née en Macédoine en 1961) procédait à une sorte de réconciliation entre son existence présente et ses racines yougoslaves, s’intéressant à l’empreinte laissée chez elle par ce pays qu’elle a quitté à l’âge de cinq ans pour suivre ses parents en France. Ses récents romans, Tourmente (2000) et L’Homme de ma vie (2003), parus au Québec où elle vit maintenant, exploraient plutôt la contrée de l’intime, le rapport entretenu avec l’autre sexe et la quête incessante de l’"homme mythique", lequel ressemble étrangement à ce père dont la figure est directement liée à l’expérience de l’exil. Avec son cadre yougoslave, sa traversée du 20e siècle et la place dominante qu’y occupent les femmes, Neretva semble ainsi organiser une synthèse des deux pans majeurs de l’œuvre de l’écrivaine.
Premier tome d’une trilogie fluviale qui devrait également transporter le lecteur sur les rives du Rio de la Plata et du Saint-Laurent, Neretva s’ouvre en 1929 dans un petit village de Bosnie-Herzégovine, "terre de tous les liens et de toutes les ruptures". C’est là, près du fleuve, que la jeune Bernarda répond à l’appel irrésistible d’un homme, Teodor, ingénieur agronome d’origine macédonienne dont le chant viril l’attire hors de la maison familiale. Formant un couple mixte par leur appartenance ethnique, linguistique et religieuse, maudits sous une pluie de cailloux lancés par les villageois (au premier rang desquels se tient la mère de la jeune fille), "Teodor et Bernarda savaient déjà ce que leur union recelait d’horreurs séculaires, de secrets indicibles, d’absurdités ordinaires". Établis à Sarajevo, puis à Skopje, en Macédoine, ils auront trois fils, ce qui donnera à Bernarda l’illusion de mettre un terme à une "chaîne forgée d’échecs et d’humiliations" portée par les femmes de sa famille. La naissance de sa petite-fille Tea viendra toutefois réactiver cette "matrilinéarité tragique": la jeune femme perdra sa virginité sur le même rivage que sa grand-mère un demi-siècle plus tôt, dans les bras d’un Narcisse des temps modernes qui, contrairement à Teodor, ne chante que pour lui-même.
Restituant le passé avec rigueur et poésie, Aline Apostolska parvient à dépeindre la Yougoslavie multiculturelle de l’époque, incarnation vivante de l’idéal fédéral auquel prétendait ce 20e siècle d’avant le resurgissement des intégrismes nationalistes. C’est une Yougoslavie extrêmement choyée, en outre sur le plan géographique, avec ses décors idylliques, telle cette île de Hvar en Dalmatie, pour laquelle les personnages féminins et leur auteure éprouvent un amour teinté d’admiration. De ces beautés, qui maintiennent une fausse apparence de calme à la veille de la guerre, Tea seule parviendra à s’extirper. Émigrant définitivement afin d’obéir au conseil de sa grand-mère, elle pourra à son tour enseigner à sa fille que "partir, c’est croire".
Neretva
d’Aline Apostolska
Éd. Québec Amérique, coll. "Tous Continents"
2005, 456 p.