Marie-Claire Blais : La condition humaine
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Marie-Claire Blais : La condition humaine

Marie-Claire Blais clôt une trilogie baroque amorcée il y a dix ans par un roman dense, grandiose, qui intercepte la rumeur du monde dans son roulement. Rencontre avec celle qui nous fait entendre les voix de notre civilisation, avec une grande artiste de la phrase, avec une des mères des lettres québécoises contemporaines.

Dans le corail retourné de certains coquillages, c’est la mer – ses drames ravalés comme ses ravissements tus – que l’on parvient à entendre. Or, il existe un objet ouvert sur le monde et qui en intercepte le bruissement, un peu à la manière de ces coquillages-témoins, un réceptacle poreux, perméable à toutes les humanités, qui entend la rumeur incessante, toujours renouvelée, avec une acuité extraordinaire et la raconte, il existe un filet qui capte les désenchantements, les transports et les extases de la condition humaine, et cet objet, c’est la phrase cousue de fil d’or par Marie-Claire Blais dans une splendide étoffe moulée au monde, phrase filée depuis La Belle Bête (1959), en passant par Les Manuscrits de Pauline Archange, par Une saison dans la vie d’Emmanuel, jusqu’à Augustino et le chœur de la destruction, dernier jalon d’une trilogie baroque et essentielle entamée il y a dix ans.

"Tchouan se taisant soudain, Mère crut entendre le roulement du monde, dans son silence, c’était un fracas sans mystère qui s’agrippait à vous, toute porosité de la chair à l’écoute lui était offerte, bruits et mensonges." Faut-il des antennes pour entendre ce tapage silencieux à d’autres oreilles? "Les antennes, c’est la sensibilité qui est tout à fait offerte, qui n’a pas de protection. Il y a quelque chose dans la sensibilité de l’artiste qui est dans un état assez excessif, qui écoute, regarde, absorbe tout. Cette sensibilité trouve sa délivrance dans le travail, dans le soulagement de l’écriture", observe Marie-Claire Blais, rencontrée dans la pénombre artificielle du lobby d’un hôtel, en plein centre-ville, en plein après-midi, au milieu d’animaux figés dans le bronze trônant sur leur socle.

En trame sonore, le chant discret des fontaines.

ORIGINES

À la racine de cette trilogie dense, touffue, clairvoyante, un désir réitéré de "faire entendre les voix de notre civilisation, parce que ce temps qui est le nôtre est quand même incomparable à aucun autre", déclare l’écrivain. Et derrière ce roman, une charpente très solide, complexe: "Je dessine les personnages, ils sont là, avec des flèches qui les relient les uns aux autres. Il y a tellement de monde, faut pas se perdre, tous leurs petits traits doivent être très clairs, limpides pour moi. Mais ici ça devenait compliqué parce que la structure du roman reste en relation avec les deux autres volets de la trilogie. Chaque livre est différent, mais dans celui-ci, tout le monde est rassemblé… Ne perdre personne, tous ces petits détails, toutes ces petites choses, même les animaux, ne rien perdre, toutes ces petites notes qui doivent être retenues et réaffirmées… Rester fidèle à chaque trait… Dans ce dernier livre, c’est l’épanouissement de chaque personnage, pour le bien ou pour le mal, mais enfin c’est un épanouissement. On les voit qui vont partir vers leur vie, on les voit bien."

L’ÉCRITURE OU LA VIE

"Samuel pensait que ce n’est que par l’art de la danse qu’il pourrait incarner en les communiquant aux autres tant de lamentations dont il était sans le vouloir le réceptacle", alors Samuel danse et trouve là une certaine forme de rédemption, un espace où déposer le sort du monde trop lourd à supporter sur ses frêles épaules d’humain. Et alors la transfiguration du réel par l’art apparaît comme une des réponses possibles. "Beaucoup de personnages se posent des questions dans ce livre et souffrent de ne pas posséder la réponse. C’est l’interrogation aussi qui nous est posée à nous-mêmes, comme lecteurs", souligne Marie-Claire Blais, qui, dans ce roman de 300 pages, fait naître en moyenne une nouvelle phrase aux six pages, dont la moitié s’achèvent sur un point d’interrogation.

"Quand les questions restent sans solution – et il y en a plusieurs -, les personnages y reviennent, parfois avec une meilleure réponse, mais ils y reviennent. C’est un peu comme nous, dans notre pensée, on se pose toujours des questions, on se dit la vie… la mort… La vie, on sait que c’est très beau, bon, mais la mort, quoi? Toutes les interrogations, dans la vie, sont surtout liées à l’avenir, ou à un événement qui n’est pas résolu", précise Marie-Claire Blais, qui sera de passage lors de la prochaine édition du Festival Metropolis bleu, à l’hôtel Hyatt, du 30 mars au 3 avril.

Cette réponse-là, de la grâce apportée par l’art devant le chaos du monde, d’autres aussi l’ont donnée: Nina Simone aux siens occupés à cueillir le coton, l’écrivain italien Curzio Malaparte posant son arme et prenant la plume pour écrire la guerre, réponse ailleurs donnée sous la forme de sculptures coulées dans une matière noircie et barbelée, installées aujourd’hui dans le camp de Dachau, entre les fondations des baraques détruites là où les oiseaux ne viennent plus… L’art, l’artifice devant l’intolérable, devant l’"incommunicable", voilà aussi la proposition de Jorge Semprun dans L’Écriture ou la Vie, voilà la direction empruntée par les personnages de Marie-Claire Blais, pour la plupart artistes, tous sensibles aux injustices de classe, de race, de sexe, de religion, de condition physique, jusqu’à Augustino qui donne son nom au livre et devient écrivain.

"Augustino porte le témoignage et la sensibilité du livre. Il est assez en retrait, son père ne veut pas d’un autre écrivain dans la famille parce qu’il sait que c’est très difficile, il ne veut pas d’une vie compliquée pour son fils, il aimerait le voir médecin. Augustino est conscient de la dureté du monde, il est très jeune et il n’a pas encore souffert, donc il n’est pas amer et il se dit qu’il va tout résoudre. En même temps, il souffre déjà, dans sa sensibilité, pour les autres."

Et à l’envers d’Augustino et des autres artistes rencontrés – photographes, danseurs, peintres, écrivains, musiciens – il y a Olivier, l’historien, ancien sénateur noir, celui qui contemple l’Histoire et le sort des siens sans jamais s’en remettre, sans que le réconfort ne vienne. "C’est un homme qu’on pourrait dire réaliste, prosaïque, il y a quelque chose en lui de maladroit, on dirait qu’il n’est pas arrivé en accord avec le monde moderne… comme il n’est pas en accord avec l’oubli non plus. Il n’est pas de ceux qui veulent oublier. Et ça s’accumule. Il se dit que la blessure ne sera jamais guérie, il voit que le gouffre du racisme n’a pas été refermé, il se dit qu’il ne faudrait pas éprouver de la haine mais il en éprouve quand même. Tandis que les autres sont sauvés par leur vision artistique."

AVOIR CONFIANCE

Ainsi, dans Augustino et le chœur de la destruction, le monde apparaît soumis à une certaine fatalité, et le narrateur, à travers les yeux des personnages, perçoit toutes les inégalités du monde, préoccupé par les grandes injustices, oui, certes, mais aussi concerné par les détails destinés aux limbes, comme ce pigeon vanné expirant sur un tas d’ordures ménagères dans une ruelle bien grise où poussent les fleurs du mal. Mais dans cette vaste fresque polyphonique inaugurée avec Soifs, poursuivie avec Dans la foudre et la lumière, le regard posé sur ce monde est lumineux, empli d’une lueur claire. Car Marie-Claire Blais a confiance dans le monde, et, comme tous les grands artistes, a le don de l’empathie.

"Oui j’ai confiance, parce que je me dis qu’il y a beaucoup d’êtres humains de qualité, et d’autres viendront encore. Mais nous sommes dans le danger parce que nous faisons des folies, que nous aimons détruire, parce que nous ne respectons pas assez les autres. Les échos sont terribles, mais il y a quand même des êtres de qualité, il ne faut pas oublier ça."

Il y a 35 ans, Marie-Claire Blais publiait son premier livre, La Belle Bête (qu’on verra fort probablement adapté au cinéma d’ici peu), lequel se refermait sur un personnage défiguré par sa sœur, dénoué dans le feu et la destruction, par l’implosion d’un univers clos. Les années ont passé, le monde apparaît désormais ouvert mais dévasté, explosé, en ruine, et l’écrivain s’applique désormais à lui recomposer un visage. "Les artistes, dans ce roman, essaient tous de donner un visage plus humain à l’humanité", conclut-elle avant de disparaître dans la lumière estompée d’un après-midi de mars.

Augustino et le choeur de la destruction
de Marie-Claire Blais
Éd. du Boréal, 2005, 304 p.