Carlos Fuentes : Vision mondiale
L’écrivain mexicain Carlos Fuentes prend part ces jours-ci au Festival Metropolis bleu, qui lui décerne son Grand Prix 2005. Entrevue avec une légende vivante de la littérature latino-américaine.
En espagnol, fuente veut dire fontaine, ou source. Un patronyme tout désigné pour l’invité d’honneur de Metropolis bleu, dont les mots jaillissent à tous vents depuis des décennies, tantôt geysers de poésie sur fond de peinture sociale, tantôt marée critique lancée contre Bush et son administration de cow-boys. Carlos Fuentes, dont la voix d’emblée chaleureuse, presque amicale, enveloppe un propos net, sans aucune complaisance, est heureux de ce prix décerné non pas pour un livre en particulier, mais pour tout un parcours littéraire. "C’est la première fois que je reçois une distinction ici au Canada, ce pays que j’aime tellement. Je suis venu ici pour la première fois à l’âge de dix ans, figurez-vous, alors que j’accompagnais mon père diplomate. Il était conseiller juridique à l’ambassade mexicaine à Washington et nous avions fait ensemble un voyage dans l’Est canadien."
Le jeune Fuentes mijotait déjà son œuvre, à l’époque, et absorbait tout. "J’ai ressenti la vocation littéraire très tôt. Dès huit ans, je crois. J’avais alors créé un petit magazine, que je rédigeais et faisais circuler autour de moi. Quelques années plus tard, voyageant toujours beaucoup avec mon père, j’ai commencé des collaborations avec des journaux du Chili, d’Argentine… Puis à 17 ans, j’ai reçu les trois premiers prix de littérature de mon école secondaire. Les jeux étaient faits!"
Depuis, l’œuvre s’est faite plurielle, composée en outre de romans, de pièces de théâtre, de poésie – "le sommet de la parole", selon lui -, fouillant des registres pour le moins variés, allant du portrait de société autour de la Révolution mexicaine dans Le Vieux Gringo (1985) jusqu’au pastiche de roman pornographique dans Apollon et les putains (1993), en passant par les derniers émois d’un chef d’orchestre vieillissant dans L’Instinct d’Inez (2003). "Les possibilités de l’écriture sont partout, multiples, et en quelque sorte, tout a déjà été dit. On ne fait pas mieux que Platon, finalement! Seulement on le fait à notre manière", croit l’écrivain maintenant âgé de 75 ans.
SUR TOUS LES FRONTS
La fréquentation des rouages diplomatiques, ajoutant à une évidente sensibilité naturelle pour la destinée des peuples, aura sans doute contribué à faire de Carlos Fuentes un écrivain profondément engagé dans la vie politique internationale autant que dans son art. Créateur d’univers faisant la part belle à l’imaginaire et à l’onirisme, il a en parallèle été ambassadeur du Mexique à Paris durant la décennie 70, de même que très actif dans diverses luttes sociales en Amérique du Sud.
Volontiers polémiste, Fuentes a aussi publié bon nombre d’essais, dont le très incisif Contre Bush, recueil de chroniques publié l’an dernier en pleine campagne présidentielle américaine. "Un livre qui est né moins d’une colère pure que du chagrin lié à la perte de quelque chose que l’on aime", affirme celui qui a passé une bonne partie de son enfance à Washington. "J’y ai vécu durant la présidence de Franklin Roosevelt. C’était une période privilégiée de l’histoire des États-Unis, le temps du New Deal, qui a permis au pays de sortir de la Crise de 29. On employait alors le capital social de façon très créative, tandis qu’on assistait, en Italie, en Espagne et en Allemagne, à l’apparition d’un totalitarisme très inquiétant, et que la démocratie telle qu’articulée alors par la France et l’Angleterre était selon moi souvent dérisoire. Cette mentalité américaine pleine d’imagination, de confiance envers la population, ce sont là les États-Unis que je comprends, que j’aime." Or, depuis quelques années, l’écrivain observe avec une méfiance grandissante le locataire de la Maison-Blanche, ce "bonhomme encerclé par un groupe de paléotrotskistes convertis au néoconservatisme". "Quand je vois que ce grand legs dont je parle est trahi, eh bien je hausse le ton. C’est une partie de ma vie qui s’en va… Je suis le premier à condamner l’antiaméricanisme; c’est par amour de ce pays que je condamne son administration actuelle."
CHEVAL DE BATAILLE
Professeur de littérature à Harvard dans les années 80, conférencier recherché, Fuentes croit par ailleurs plus que jamais dans la fiction comme espace où redessiner le monde. "La fiction n’a pas des effets immédiats, mais des effets médiats profonds. Ça a à voir avec deux fonctions fondamentales de la personnalité comme de la société, c’est-à-dire le langage et l’imagination. Une société dépourvue de langage et d’imagination tombe très vite dans le totalitarisme, dans l’intolérance, dans les pires vices. La littérature a cet intérêt de proposer un horizon de possibilités humaines, qui sont parfois cachées dans la réalité, mais que le langage et l’imagination révèlent."
Du haut de sa trentaine de romans, sait-il désormais dès le départ quand un embryon d’histoire le conduira à scruter les grandes problématiques du monde? "On ne sait jamais, non. Si j’écris une histoire se déroulant au 19e siècle en Amérique latine, il est certain que le contexte va transparaître. Mais en fiction, mon intention première n’est jamais celle-là. Je peux écrire une nouvelle sur une vieille dame qui va à l’église, et à travers elle révéler tout un milieu social. En littérature, on ne peut pas mettre le carrosse devant les chevaux. Je me plais à penser que ce sont les chevaux de la littérature qui amènent le carrosse des significations sociales et politiques."
Parlant de chevaux, celui qui a reçu en 1987 le prix Cervantès, le plus important du monde hispanophone, prononcera durant Metropolis bleu (le 31 en après-midi) une conférence sur Don Quichotte, dont on souligne cette année le 400e anniversaire. Une œuvre qu’il relit chaque année, la situant parmi les plus universelles jamais écrites. Puis il repartira comme son héros sur les chemins du monde, continuant de défendre les frontières qui protègent et d’estomper celles qui divisent.