Franz-Emmanuel Schürch et Gérald Leblanc : Bruissements de langue
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Franz-Emmanuel Schürch et Gérald Leblanc : Bruissements de langue

Franz-Emmanuel Schürch et Gérald Leblanc nous invitent à prendre le pouls des choses vivantes, qu’il soit lumineux et fugace ou accordé aux méditations et désirs de nuit sur fond techno. Deux poids, deux mesures.

Sorti l’automne dernier d’entre les ailes de L’Oie de Cravan, un livre sobre, confection soignée, couverture bleu-gris, nuageuse, où apparaît le titre du troisième recueil poétique de Franz-Emmanuel Schürch: Une autre fois. En amorçant la lecture, l’attention est sollicitée par deux choses, simultanément. La première: le ton de l’écriture, la manière de dire, renvoyant à une tradition poétique européenne un peu surannée; une vague préciosité de la touche, une élégance perdue dans la contemplation. Cette agaçante impression se fait cependant dominer par une deuxième impression, une certitude: la présence d’une voix, d’un regard fin, oblique, sur le réel et ses mutations secrètes, aussi imprévisibles soient-elles.

L’écriture de Schürch circule entre ciel et terre parmi les éléments, la campagne, alliant la tendresse au mystère, la sensualité au passage du temps. Même si parfois les poèmes charrient des mots usés jusqu’au cœur par la poésie (jour, soir, arbre, visage, terre, fenêtre, corps, lumière, etc.), le poète parvient néanmoins à situer au premier plan une expérience du monde singulièrement diffractée, une force d’évocation régie par un imaginaire ferme et libre: "Ma tête boira / Tous les fruits de la terre / Les arbres / L’acier / En une gorgée". Axée sur le symbole, travaillant de page en page l’effet diffus et mesuré de l’ellipse, l’écriture en vient toutefois à frapper l’écueil fréquent de la poésie contemporaine: l’hermétisme. Car si certains textes se présentent comme des énigmes subtiles et respirables, d’autres, en revanche, apparaissent parfois emmurés en eux-mêmes, leur portée entravée par la surcharge de sens.

Or, ces quelques difficultés de lecture font à peine ombrage à Une autre fois. Des poèmes les plus courts, "légers comme l’ombre", aux étranges tirades fragmentaires, en passant par le conte (Deux vivants sur un trottoir) et le dialogue, c’est avec un ravissement certain que l’on parcourt cet ouvrage à tête chercheuse, pour la vigilance d’une plume "gravant des vitraux dans la boue".

LÈVRES URBAINES

Habillé d’une photographie de néons multicolores et distorsionnés, Techgnose, le quatorzième recueil du poète acadien Gérald Leblanc, s’offre à nous comme une nuit résolument urbaine, partagée entre sensualité et méditations instantanées. À lui seul, le jeu de mots du titre expose le projet de l’ouvrage: investir par la poésie l’univers de la techno, son langage, son rythme, ses énigmes. Découlant de gnôsis qui signifie "connaissance", et habituellement associée à la religion et à l’ésotérisme, la gnose prend ici la forme de l’intuition poétique, laquelle tente de faire corps, tout au long des pages, avec la pulsation hypnotique des cérémonies nocturnes: "les rêves chuchotent des prophéties / le corps pense en mouvement". Visant le corps et l’instant, la techno est un mantra qui fait exploser le sens en plusieurs trajectoires possibles: "Tous les sens sont permis: rien ne règle ce qui circule" (Serge Patrice Thibodeau, cité en exergue). Dans cette optique où chacune travaille au "brassage des codes", techno et poésie se révèlent ici farouchement complices.

Techgnose est composé de huit parties de huit poèmes, contenant eux-mêmes huit vers. Une architecture un peu restrictive compte tenu de la liberté de mouvement et de sens que prône le recueil dans son discours. Mais venant d’un poète s’adonnant à la "consultation des chakras / dans le living room de l’univers" et dont le recueil précédent s’intitulait Géomancie (2003, Éd. Perce-Neige), le huit se présente bien vite comme étant divinatoire, une mystérieuse clé numérologique: "la huitième fois ta bouche / était mœbius mouvement / avec des mots collés / au projet de la forme / d’un chiffre magique".

Qui dit techno, beat et fumée, dit par le fait même sensualité, séduction, et les poèmes du segment Les Lèvres ne sont pas sans en témoigner. Qu’elles remuent pour laisser passer la voix ou le désir, les lèvres demeurent toujours avides, errantes, elles "se répandent sur la soirée", "référence immédiate" rassemblant toutes les promesses.

Si les vers de Techgnose n’ont pas la substance ni la portée espérées, le recueil a le mérite d’explorer à sa manière une zone du réel immédiat occultée par la poésie, ce qui est loin d’être négligeable. L’ouvrage est dédié au cinéaste Rodrigue Jean (Full Blast, Yellowknife) qui tournerait présentement un film sur ce poète incontournable de la littérature acadienne d’aujourd’hui.

Une autre fois
de Franz-Emmanuel Schürch
Éd. L’Oie de Cravan, 2004, 76 p.
Techgnose
de Gérald Leblanc
Éd. Perce-Neige, 2004, 96 p.