Gilles Jobidon : Amours interdites
Gilles Jobidon, qui vient de remporter le prix Anne-Hébert pour La Route des petits matins, nous propose un deuxième roman racontant les infortunes d’un couple homosexuel en Nouvelle-France.
Mai 1691. Voilà déjà plusieurs nuits que Nicolas d’Aucy, fils d’un seigneur et jeune père de famille, se rend dans la grange pour y retrouver son bel employé Jean Fillio. Découverts, sur une dénonciation de madame d’Aucy, nus et endormis dans les bras l’un de l’autre, les deux hommes subiront un procès pour leur "impudicité contre nature". Fillio sera condamné au fouet, au fer rouge et à la déportation, tandis que le fils de bonne famille "ensorcelé" par son séducteur devra passer deux ans dans un hôpital de la colonie. Mais c’est leur brutale séparation qui demeure pour les amants le pire des châtiments, faisant mourir Nicolas au tout début de sa réclusion. Quelques années plus tard, sa fille Blanche rejoindra l’exilé qu’elle aimait elle aussi en secret et qui soigne maintenant les esclaves sur une île des Caraïbes.
Inspiré d’un réel procès pour "délit de bougrerie" qui eut lieu à Trois-Rivières au 17e siècle, L’Âme frère de Gilles Jobidon détonne dans la production romanesque actuelle, le domaine historique investi par l’auteur étant surtout marqué par ces innombrables romans-fleuves qui mettent en scène des héroïnes portant à bout de bras leur destin grandiose. Proche de la poésie par sa brièveté, son lyrisme et son langage inventif qui entremêle avec ravissement l’ancien français, les régionalismes et les néologismes, le roman de Jobidon éclaire un phénomène négligé par les historiens jusqu’à aujourd’hui. Dans cette Nouvelle-France où "les temps sont à la nuit", l’homosexualité est un "crime indicible", raison pour laquelle sont aussitôt brûlés les actes des différents procès et leurs pièces à conviction, tel ce billet écrit par Jean en prison et dans lequel il redit son amour à Nicolas. Les mœurs aliénantes de l’époque font également suggérer au romancier l’existence d’une homophobie intériorisée par ses personnages secondaires: après avoir été condamné à 30 ans de galère pour la même faute que Jean et Nicolas, le sieur Fluet apparaît comme leur bourreau tout désigné, tandis que l’abbé de Fougères, qui a abusé de Jean lorsqu’il était son élève, se complaît dans son sermon à détailler les supplices que l’enfer réserve aux fils de Sodome.
La narration par fragments de L’Âme frère est ainsi marquée par les différents points de vue des acteurs du drame, auxquels correspondent les nombreuses variations du sentiment amoureux: ivresse coupable du prêtre, passion charnelle qui lie Jean à Nicolas, celle de Blanche pour Jean, amitié salvatrice et amoureuse qu’offre enfin à chacun Violain de Laon. C’est d’ailleurs cet intrigant personnage, capitaine de vaisseau qui conduit Blanche auprès de Jean et qu’elle soupçonne d’être de la "confrérie", qui enseignera à la jeune femme que "l’amour ne connaît pas de frontières, qu’il va son chemin comme hirondelle dans l’air du vent". Paroles qui rejoignent celles, prophétiques et contenant l’essence du livre, que Jean adresse dans l’émouvante missive écrite sur mer à son amant dont il ignore encore la mort: "D’autres après nous prendront l’amour là où on nous force de le laisser en friche. D’autres pour nous dépèceront l’une après l’autre chaque syllabe de ces lois imbéciles, trop absentes d’amour pour ne pas estre mortes."
L’Âme frère
de Gilles Jobidon
VLB éditeur
2005, 128 p.