Pedro Juan Gutiérrez : Cuba tout inclus
Le scandaleux Pedro Juan Gutiérrez poursuit sa conquête du public étranger avec la traduction française d’un troisième roman: Le Roi de La Havane.
Reynaldo a treize ans lorsque son frère tue sa mère sous ses yeux avant de se suicider par défenestration. Soupçonné d’avoir causé ces morts, il est enfermé dans une maison de correction dont il s’évade quelques années plus tard, sans papiers ni possibilité de se trouver un travail décent. L’adolescent survivra donc dans la rue en volant, en mendiant et surtout grâce aux femmes, folles de son splendide phallus dans lequel ont été greffées deux perles qui décuplent leur plaisir. Alors qu’il a tout pour se faire épouser par une des nombreuses touristes scandinaves qui essaiment la ville en quête de chair fraîche, le métis de 17 ans préfère les Cubaines, qu’elles soient jeunes, vieilles, belles ou laides, voire pas vraiment femmes… Ne s’est-il pas fait dire par l’une d’elles qu’il était le "roi de La Havane"? Or, un roi ne quitte pas son royaume et ses sujets, fussent-ils en ruines. Passant des bras d’un travesti à ceux d’une gitane sexagénaire, Rey finit invariablement par retourner chez Magda, jeune Noire qui, comme lui, aime rester au lit toute la journée et répugne à se laver, "préférant les haleines chargées de rhum et de tabac, la sueur forte, les aisselles pleines de poils".
Vous aimiez le réalisme magique latino-américain avec ses messages sociaux pourvoyeurs de bonne conscience? Bienvenue dans l’univers du "réalisme sale", nettement plus déstabilisant, de Pedro Juan Gutiérrez. Figure fortement médiatisée depuis une certaine entrevue parue dans Der Spiegel (pour laquelle il posait nu et empoignant son sexe), l’écrivain cubain a rapidement vu traduire ses deux premiers romans dans plusieurs langues d’Europe. Le troisième, Le Roi de La Havane, a lui aussi pour cadre la crise économique des années 90 durant laquelle les Cubains apprirent à se débrouiller sans le support financier de l’empire soviétique, révélant une pauvreté matérielle, psychologique et sociale que ne reconnaîtront pas les amateurs des terrains de golf de Varadero, mais que devinent souvent, au détour de ruelles sales et pauvres, les amants de la métropole des Caraïbes.
À l’image de ces immeubles qui s’écroulent quotidiennement au pays de Castro, l’univers de marginaux dépeint par Gutiérrez se fissure, se lézarde sous l’effet de la violence, de la prostitution, de la drogue et du trafic d’organes. Contrairement à Animal Tropical, roman narcissique où il mettait en scène un écrivain libidineux qui était son alter ego, l’auteur s’oublie ici davantage, manifestant son amour pour Centro Habana et ses habitants colorés, mais dont les rêves meurent en naissant. Entre deux épisodes de baise brûlante, qui lui permettent d’oublier sa misère, ou de festins sordides trouvés dans les poubelles des restaurants, Rey vivra un moment de grâce lorsque, seul, il découvre la mer et s’y baigne pour la première fois, surpris de se sentir bien, puisque "personne ne lui avait appris à déguster la beauté": courte parenthèse dans une existence picaresque, sans but, graduellement habitée d’une pulsion de mort. Somme toute plus expressionniste que réaliste avec son style cru et sa volonté provocatrice d’en mettre plein la vue, Le Roi de La Havane apparaît comme un forfait tout inclus qui, pour le lecteur, n’a rien des vacances.
Le Roi de La Havane
de Pedro Juan Gutiérrez
Éd. Albin Michel
2004, 272 p.