Christiane Frenette : Le chemin des incendies
Christiane Frenette propose Après la nuit rouge, un troisième roman dessinant une histoire à deux têtes où le passé brûle encore les doigts.
1950, la nuit crépite d’éclats écarlates, Rimouski est un brasier, une partie de la ville sera ruinée. Thomas, le responsable, est envoyé à Québec, dans un institut psychiatrique. Quelques zones de sa mémoire auront subi le même sort que sa ville natale: rasées. Cinq années passeront avant qu’il n’envisage de retourner au bercail, faire face aux vertiges d’une restauration intérieure: "Prendre un train. Revenir chez soi. Reconstruire chaque cellule brûlée de son cerveau. Ça ne s’explique pas." Il retrouve sa famille, toujours souillée par l’opprobre, son chien Rex rendu vieux, aveugle et sourd, puis Romain, son ami d’enfance devenu médecin, ainsi que sa femme, Marie. Pour chasser les fantômes et l’angoisse qui reviennent en sourdine, après maintes errances solitaires sur les lieux du crime, Thomas propose à Romain de transformer son vaste terrain en jardin. La vie, du même coup, redevient respirable.
La seule ombre au tableau, qui n’est pas sans lumière, c’est Marie, c’est lui, la détresse qui les lie, le désir interdit qui tranquillement fait son œuvre: "Dans cet espace qui la sépare de lui, et qu’elle franchit avec une assurance que la vie, jusqu’à ce jour, ne lui avait pas accordée, Marie se déleste de toutes ses peaux. […] C’est nue qu’elle se présentera devant Thomas." Un amour qui, bien qu’impossible, réunira leurs corps, une seule fois, avec tout ce que cela suppose d’intensité et de désespoir. De cette vaine tentative de se rapprocher du bonheur, rien ne germera, à part l’idée de partir, dans l’esprit du jardinier. Ce qu’il fait, comme un oiseau quitte son île, laissant s’ensauvager le silence et l’âme de Marie.
En 2002, Lou, la fille unique de Marie, revient à Rimouski avec Joe, son cow-boy d’amour, qu’elle aura rencontré au tout début de cette fugue maintenant vieille de 30 ans l’ayant éloignée du Bas-Saint-Laurent. Une grande maison blanche au bord du fleuve les abrite; Joe, en rémission d’une rupture d’anévrisme, et Lou qui, devant fuir Chicago, leur appartement, sa lumière fabuleuse devenue insoutenable, se sera vite rendue à l’évidence: "[…] tous les animaux en danger rêvent du terrier où ils sont nés." Ainsi se retrouve-t-elle en cette ville d’où jailliront les spectres d’un passé ennemi, toujours balisé de menaces sourdes.
On le comprend, Thomas et Lou sont d’une trempe commune: des bêtes en fuite, comme au cœur d’une forêt en feu, répondant à cet immémorial instinct de survie. Leur fuite suit des sentes tracées par quelque chose d’aussi discret et clairvoyant que le hasard: l’écriture de Christiane Frenette. Lauréate du Prix du Gouverneur général en 1998 pour La Terre ferme, l’auteure poursuit avec exigence son avancée sur les terrains de la fiction. La prose est fine, serrée et limpide, la phrase est simple, habile dans ses images et truchements, accordée à un ton d’une justesse naturelle. La poète des Fatigues du dimanche (1997) n’a pas abandonné la poésie: une voix est là, énigmatique, retenue, qui murmure entre les lignes.
Après la nuit rouge
de Christiane Frenette
Éd. du Boréal, 2005, 174 p.