Pascal Quignard : L’empire des signes
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Pascal Quignard : L’empire des signes

Pascal Quignard poursuit, avec Les Paradisiaques et Sordidissimes, une exploration atypique du réel et son  ombre.

Il y a autant de types d’écrivain qu’il existe de bêtes: Quignard, lui, est un mammouth. Une énigme imposante, terrifiante, probablement le dernier monstre des lettres françaises, et dont la liberté et la charge évocatrice rappellent celles des grands disparus des derniers siècles. On l’avait d’abord connu avec Terrasse à Rome, Tous les matins du monde (adapté au grand écran par Alain Corneau) et le lumineux Vie secrète, en 1998. Quatre années plus tard paraissaient simultanément les trois premiers tomes d’un projet intitulé Dernier Royaume: Sur le jadis, Abîmes et Les ombres errantes, qui lui valut le Goncourt. Un projet démesuré: celui de défricher les zones d’ombre du réel et du temps, de les habiter, et d’y interroger le vivant. Si cette définition semble approximative, c’est que cette entreprise, par sa fugacité et sa force, résiste à son propre profil. Il faut imaginer une pensée tournant à toute allure, un éclair multiplié par mille cherchant à embrasser le monde: "Je mourrai à la tâche. Je ne dis cela ni par forfanterie ni par romantisme, mais parce que je sais que cette tâche est infinie" (extrait d’un entretien avec François Busnel, dans L’Express, septembre 2002). Or, avant de passer l’arme à gauche, l’auteur récidive avec les quatrième et cinquième tomes, fixant d’autres briques à la charpente de cet édifice impossible: Les Paradisiaques et Sordidissimes.

"L’antiquement familier, le paradis perdu, l’île merveilleuse, le jardin édénique ne se mesurent ni en kilomètres ni en siècles – ni en voyage ni en souvenirs – mais en profondeur interne et en intensité fulgurante", lit-on dans Les Paradisiaques. L’œuvre met en lumière cette vie d’avant la naissance, cette dimension mythique de l’intérieur humain. On pourrait parler d’une réalité fantôme régissant encore en sourdine nos rêves et nos dérives par d’étranges influences. Quignard y traite aussi longuement de la reconnaissance et de son contraire, comme lorsque le Christ ressuscité apparaît comme un étranger aux yeux de sa mère et des apôtres; comme lorsque à leur retour au pays, les déportés des camps de concentration, "plus maigres que ne le sont d’ordinaire les cadavres des hommes", s’avèrent "incontemplables". Mais encore là, franchement, rendre compte de façon exhaustive de ce qui compose ce livre-herbier, ce labyrinthe sans murs, demanderait toutes les pages du Voir et ce, de semaine en semaine. Idem pour Sordidissimes: dire que l’auteur plonge dans "l’animalité souche" de l’être humain, les excès éclairants du désir, qu’il retrace librement et par morceaux la petite histoire des choses jugées viles, "répugnantes" (sordidi en latin), ne reviendrait qu’à égratigner la surface de cette œuvre autrement plus tentaculaire.

Comme tous les autres volumes du Dernier Royaume, Les Paradisiaques et Sordidissimes opèrent un croisement entre tous les genres littéraires, du conte à l’essai, du roman au poème, et s’apparentent ainsi par leur forme à des encyclopédies vibrantes et sauvages. Quignard, érudit passionné d’histoire et de littérature classiques, fait constamment appel à ses alliés: Latins, hindous, Persans, Grecs, Hébreux, Japonais; le patrimoine de l’humanité est convoqué au banquet de la pensée. Mais sa véritable âme sœur est la langue: il ressuscite des étymologies qui relancent sa recherche, et transfigurent les mots en oracles.

Si le Dernier Royaume n’est pas sans rappeler les Pensées de Pascal ou les Cahiers de Valéry, force est de dire que Quignard est le seul de sa bande, en marge. Et si ses livres sont à l’image de nos existences – denses, bouleversés, affamés – c’est que leur exigence enjoint le lecteur contemporain à se déshabituer du prêt-à-penser, l’invite à lire lentement, entre les lignes.

Les Paradisiaques et Sordidissimes
de Pascal Quignard
Éd. Grasset, 2005, 264 et 289 p.