Fernand Ouellette : L’expérience de dire
Fernand Ouellette est né en 1930 et la sortie de L’Inoubliable – Chronique 1 marque 50 ans d’écriture. Entretien avec un grand poète, essayiste et romancier, témoin privilégié de l’histoire littéraire du Québec.
"Les trois tomes de L’Inoubliable, dont le premier vient tout juste de paraître, sont des livres de transfiguration, nous dit Fernand Ouellette. On y trouve une réaction contre la médiocrisation de l’écriture, de la pensée, de tout. C’est-à-dire que le politically correctness finit par tout médiocriser. Le livre est aussi une réaction contre la poésie qui n’est pas travaillée, pas achevée."
Ce n’est pas d’hier que l’auteur, le penseur, qui fut également réalisateur à Radio-Canada et professeur invité dans différentes universités, observe l’évolution de la société et celle des arts. En plus d’être un des premiers auteurs de l’Hexagone, il fonde en 1958, avec d’autres intellectuels, la revue Liberté dont il restera l’un des membres jusqu’en 1993. Il est le premier à publier Anaïs Nin en français et il a entretenu une relation suivie avec Henri Miller: "Miller a été mon éveilleur. Avant, j’étais pris dans la morale jansénisante, comme tout le monde au Québec d’ailleurs, exception faite des refusglobalistes. C’est par Miller que j’ai connu Varèse. Il m’a apporté beaucoup et très fortement, sur une période de cinq ans." En 1967, Ouellette a d’ailleurs écrit une biographie d’Edgar Varèse, un compositeur et un humain qui le marquera durablement.
Depuis ses débuts, il a publié plus d’une trentaine de livres, sans compter qu’il a dirigé la collection "L’Expérience de Dieu" chez Fides. "Je suis un poète religieux, mais j’ai toujours échappé à cette forme. Je n’ai jamais voulu tomber dans ce genre, car je serais incapable de supporter ça. J’ai beaucoup écrit de livres religieux en parallèle, mais ma poésie doit être sur un terrain à part, même si j’y fais des allusions, car la poésie est totalisante. J’essaie d’être discret pour ne pas détruire ma forme." Plus près de Pierre Jean Jouve que de Francis Ponge, Ouellette accorde une grande importance à la forme – "je n’ai jamais considéré que les formalistes étaient plus formalistes que moi, dit-il en riant, mais en revanche, j’avais plus d’esprit intérieur" -, mais elle doit toujours être bien ancrée dans quelque chose de concret. "Il y a une certaine poésie qui est très aimée ici et que je trouve abstraite et trop conceptuelle. Elle est davantage pensée que célébrée et vécue. Il faut une dissension, il faut quelque chose. C’est rendu que souvent, dans la poésie, il n’y a rien, c’est vide."
ANCRÉ DANS LA RÉALITÉ
"Je crois qu’un poème "atteint" atteint vraiment une certaine intemporalité." Mais selon le poète, il faut se méfier des tentatives de l’universalité. "On a aussi besoin de poèmes circonstanciels qui atteignent l’universel. Le danger avec le poème intemporel, c’est qu’il ne soit pas bien ancré. Dans ces cas-là, ça ne tient pas, c’est flou, c’est évanescent. Selon la nature du poème circonstanciel, certains ne dureront pas. Prenons les poèmes de À Découvert, qui viennent de l’action de militaires en Amérique latine qui m’avait révolté. Alors, j’ai écrit un certain nombre de poèmes sur la torture, et je ne crois pas que ces poèmes vont rester. Ils sont justement trop situés dans le temps, dans l’histoire. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne pourraient pas traverser le temps, et il était nécessaire de les faire. Par exemple, les poèmes de Séquences de l’aile sont les premiers à mentionner la rue Sainte-Catherine; tous ces types de poèmes sont pour moi du passé. Je ne suis plus près de cet univers et je ne pourrais plus écrire quelque chose comme ça aujourd’hui. Par contre, quelques poèmes du début sont beaucoup plus intemporels, ils sont des signes et marquent le début de mon cheminement."
La poésie de Fernand Ouellette est devenue de plus en plus transparente et plus narrative. "Depuis Les Heures, il y a eu une bifurcation vers des poèmes plus narratifs, oui. Contrairement à la contraction qu’il y avait avant et aux multiples métaphores de l’époque, on dirait que je parle à quelqu’un maintenant, que je me laisse beaucoup plus aller au chant. Par conséquent, ça fait des poèmes plus longs. Je crois que je suis allé plus loin que jamais."
L’Inoubliable est un livre audacieux sur le plan de la forme, dans la coupe des vers et la manière constante d’aborder la chute. "Je pars toujours du matin et j’en fais une sorte d’épopée. Ensuite, j’enracine et j’entre dans des questions qui font des transfigurations des choses ou des mutations. Si ce n’était pas enraciné dans l’expérience véritable de ma vie et dans ma vision poétique, ça ne pourrait pas tenir. C’est un travail "dangereux", d’une certaine façon." Le livre témoigne à la fois d’une pratique soutenue du genre et d’une culture et d’une expérience de vie des plus riches. "Tout passe par mon art, je me demande souvent si je n’ai pas donné trop de temps à la poésie. Si j’ai trop sacrifié la paternité, la vie de couple. Mais c’était un tel idéal, l’écriture, au Québec surtout. Ma génération avait tellement besoin d’ouvrir ce monde. On étouffait à l’époque, il fallait ouvrir par la poésie, la musique contemporaine, etc."
Après avoir refusé officiellement le Prix du Gouverneur général en novembre 1970, il l’a par la suite remporté plusieurs fois, comme il a gagné le prix Athanase-David, le prix Gilles-Corbeil et plusieurs autres. La reconnaissance, il en avait besoin, avoue-t-il modestement, tout en sachant bien qu’il y avait une part de chance et de circonstance dans tout ce rayonnement. "Je crois que j’ai été un peu négligé au Québec car à mes débuts, je ne suis pas passé par l’édition française. Je me suis repris plus tard, car par accident, le premier éditeur à avoir accepté Les Heures est Champ Vallon, dans une collection dirigée par Jean-Michel Maulpoix et Richard Millet."
Si, aujourd’hui, les récompenses le font un peu sourire, il croit bien que le prix Gilles-Corbeil lui a donné l’encouragement nécessaire pour entreprendre ce cycle intitulé L’Inoubliable. "Je suis particulièrement content d’avoir réussi sur un terrain rigoureux, avec une matière assez difficile à manipuler."
L’Inoubliable – Chronique 1
de Fernand Ouellette
Éd. de l’Hexagone, 2005, 327 p.