Russell Banks : Le mythe américain
Russell Banks s’intéresse aux êtres malmenés par la vie, car selon lui, l’essence véritable de chaque humain, la sagesse et la compréhension de soi-même, font toujours surface dans les moments difficiles.
L’auteur de l’excellent De beaux lendemains, qui vient de lancer en version anglaise le non moins troublant The Darling (à paraître cet automne en français chez Leméac/Actes Sud), précise toutefois qu’au fil des années, il s’est intéressé à des personnages provenant de tous les milieux: "Qu’il s’agisse de figures historiques, de gens pauvres issus de la classe moyenne ou de la narratrice de mon plus récent roman, The Darling – Hannah Musgrave est née dans un milieu aisé – ils ont tous un point en commun. Ils traversent une période difficile, marquée par la souffrance et la confusion, qu’elle soit morale ou sociale." Russell Banks ajoute candidement que le malheur, c’est aussi l’essence du drame et de la fiction. Autrement dit, c’est ce qui nourrit son inspiration d’écrivain.
"J’ai toujours été attiré par les êtres rejetés, les oubliés de la société, qu’ils soient d’origine jamaïcaine, africaine ou américaine. Dans The Darling, j’ai réalisé que par l’entremise d’Hannah Musgrave, je m’interroge sur ma propre affiliation envers le peuple africain et son destin politique et social. Je me rends compte aujourd’hui que même si The Darling est en apparence différent de mes précédents romans (parce qu’il décrit des événements qui se sont réellement produits), il porte encore une fois sur les thèmes que j’ai abordés précédemment", affirme tranquillement l’écrivain qui a célébré en mars dernier son 65e anniversaire. Ainsi, dans The Darling, l’auteur raconte l’histoire d’Hannah, une activiste qui s’enfuit en Afrique pour fuir son passé tumultueux. Recherchée par le FBI à cause de son implication au sein du groupe Weather Underground, elle aboutit au Libéria où elle épouse un membre officiel du gouvernement, fonde un sanctuaire pour la protection des chimpanzés et se retrouve de nouveau au centre de l’action lorsque la guerre civile explose dans le pays. L’action du thriller politique se situe entre 1975 et 1991.
Incidemment, chacun des romans de l’Américain, s’ils mettent effectivement en relief des personnages différents les uns des autres, porte toujours sur un sujet intemporel: la condition humaine. Des thèmes universels qui ont évidemment permis à Russell Banks de rejoindre des millions de lecteurs à travers le monde par l’entremise de romans comme Affliction, Sous le règne de Bone, Continents à la dérive et dans ses nombreuses nouvelles, regroupées dans le recueil Survivants, paru chez Actes Sud en 1999.
Russell Banks a une profonde compréhension de l’humain. En quelques paragraphes, souvent même en quelques mots, il établit une atmosphère, cerne une problématique ou dépeint un personnage, comme il le fait par exemple dans cette phrase tirée d’Affliction: "La majorité des gens ne changent pas, spécialement lorsqu’on les observe de près, ils sont seulement plus élaborés."
QUÊTE EXISTENTIELLE
Même s’il est conscient que ses écrits touchent et fascinent les lecteurs à cause de leur profondeur accessible, Russell Banks serait néanmoins bien embêté d’expliquer pourquoi: "Il est impossible de prédire ce qui captera l’attention des gens, c’est pourquoi il faut se contenter d’écrire ce qui est important et utile à nos yeux. Il faut tenter de pénétrer ce qui nous semble encore mystérieux. Ce faisant, il y a des chances pour que des gens se reconnaissent à travers cet exercice", croit-il.
Cette façon de faire ressemble d’autant moins à une recette éprouvée que les romans de l’écrivain sont en quelque sorte le prolongement de sa propre existence. Russell Banks poursuit sa quête existentielle à travers les lieux et l’existence de ses personnages: "Je suis moi-même issu de la classe moyenne. J’ai eu toutes sortes d’emplois avant d’enseigner et d’écrire. Il m’a fallu longtemps avant de découvrir ma véritable nature en tant qu’artiste et cela est directement lié aux insécurités et aux défenses issues de mon enfance. Pendant longtemps, j’ai douté de moi-même en tant qu’intellectuel. J’avais le sentiment de ne pas avoir le droit de vivre la vie que je mène aujourd’hui. Si j’étais né dans une famille aisée, dans un milieu plus intellectuel, mon cheminement aurait été plus rapide", estime l’auteur qui a grandi au New Hampshire et dans le Massachusetts. S’il avait eu une enfance plus facile, il ne serait par contre peut-être pas parvenu à toucher les gens comme il le fait: "C’est probablement vrai", avoue-t-il en riant.
Marié à 19 ans, père à 20 ans et divorcé à 21 ans, l’auteur était persuadé à cette époque tumultueuse de sa vie qu’il n’aboutirait jamais à rien. "Je buvais trop, j’étais violent. Puis tranquillement, au cours des dix années suivantes, je me suis sorti de cette spirale descendante, pas à cause d’une quelconque résilience, mais parce que j’ai découvert l’écriture. L’écriture a pourvu mon existence d’une structure et d’un but, qui m’ont donné le goût de continuer." C’est pourquoi il essaie depuis de montrer dans ses romans la réalité telle qu’elle est perçue par la majorité des gens, par comparaison à ce que le cinéma, la télévision et les magazines projettent. "Il existe un mythe aux États-Unis, qui dit que si on travaille fort et qu’on est raisonnablement honnête dans nos relations avec les autres, il est possible de réussir financièrement et socialement, en plus de permettre à nos enfants d’accéder à une vie meilleure. Ce mythe a la valeur d’un billet de loterie. La vie n’est pas aussi simple", affirme celui qui partage son temps entre ses deux résidences situées dans les Adirondacks, l’une à Saratoga Springs et l’autre près de Lake Placid. "Je viens souvent à Montréal pour deux raisons: c’est à deux heures de voiture et la nourriture y est excellente. J’ai d’ailleurs déjà considéré l’idée d’y acheter une maison", affirme-t-il au terme d’un généreux entretien.
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RUSSELL BANKS AU CINÉMA
Depuis que ses romans De beaux lendemains et Affliction ont été adaptés au cinéma, respectivement par les réalisateurs Atom Egoyan et Paul Schrader, en 1997, Russell Banks s’intéresse davantage à ce médium. Maintenant qu’il a complété l’adaptation du roman On the road de Jack Kerouac (qui sera réalisé par Francis Ford Coppola), l’écrivain se concentre sur l’écriture du scénario tiré de son livre Pourfendeur de nuages, qu’il coproduit avec Martin Scorcese pour HBO. "C’est un téléfilm de trois heures qui devrait prendre l’affiche au cours de l’automne 2006. Ce sera la première fois que Martin réalise un projet pour la télévision", explique Russell Banks. Quant au film tiré du roman Continents à la dérive, il sera réalisé par Raoul Peck (Sometimes in April, un film sur le génocide rwandais, a été diffusé à HBO) et mettra en vedette Willem Dafoe. "L’équipe est en place, et le tournage devrait débuter l’automne prochain", conclut l’auteur.
The Darling
de Russell Banks
Éd. Knopf Canada
2005, 393 p.