Frankétienne : Le fou de l'île
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Frankétienne : Le fou de l’île

L’œuvre de Frankétienne est à l’image de son auteur, créateur haïtien complexe et se disant fou, à l’enveloppe blanche mais aux traits noirs et à l’âme insulaire.

Découverte assez tardivement et non encore complètement révélée, car publiée toujours en partie à compte d’auteur, l’œuvre de Frankétienne est de celles qui nous font osciller entre l’admiration et une certaine méfiance malgré tout à devoir nous y plonger complètement. Tout à la fois mêlée de dessins, poésie, récits, dialogues, sortes de mélanges de genres qui noircissent des volumes entiers pouvant rappeler Ben pour ses phrases courtes et sentencieuses et ses dessins à gros traits, elle nous interroge par ses textes où l’on retrouve autant éléments biographiques, pensées philosophiques et littéraires que morceaux de fiction et de poésie.

"Je m’exprime dans un style personnel, original, un moule esthétique flexible, hors de tout modèle pré-fabriqué, pour créer l’insolite et l’inédit. Toute mon œuvre traduit cette volonté d’affirmer mon individualité, la spécificité de mon être et le modelage de mes rêves contre toutes les formes d’aliénations traditionnelles, les contraintes du déterminisme et le diktat du fatum", peut-on lire dans son Anthologie secrète, parue aux Éditions Mémoire d’encrier.

Frankétienne semble incarner ce mélange de puissance et d’énergie qui ne saurait pourtant masquer une bienveillance paisible et un amour du vivant qu’à la fois son œuvre et sa vie reflètent malgré tout tels des éclats de lumière surgis sur un fond d’univers obscur. Né en 1936 à Ravine-Sèche en Haïti "suite au viol d’une paysanne par un riche homme d’affaires américain", c’est après une entrée en médecine manquée pour cause de retard aux examens que le jeune Frankétienne se consacre à trois années de mécanique, puis à quelques études de diplomatie sous Duvalier. N’en tirant aucun emploi, il crée alors une école secondaire, à son nom, dont il sera pendant deux ans l’unique enseignant et directeur pluridisciplinaire. Se décrivant lui-même comme "l’enfant, le jeune, l’adulte des outrances" ou "génial mégalomane", il compose une œuvre de plus de quarante titres rassemblant poésie, théâtre et fiction romanesque en français et en créole. En 1963, il théorise avec des amis écrivains un processus de création littéraire et artistique sous le nom de Spiralisme. Il l’appliquera dès 1972 dans Ultravocal, œuvre pour lui de "l’affirmation de l’écriture comme un acte d’engagement à la fois esthétique et idéologique". Avec Dézafi, en 1975, Frankétienne écrit là le premier roman créole haïtien, puis il va explorer la voix théâtrale d’où naît entre autres son personnage de Foukifoura, fou génial au travers duquel semble s’exprimer la voix de l’artiste. En 1993 paraît L’Oiseau schizophone, une œuvre "maîtresse" à laquelle Frankétienne consacre huit volumes jusqu’en 1998. Puis H’Éros-chimères en 2003 lui vaut le prix Carbet. En 2004, il reçoit le prix Pablo Neruda pour Miraculeuse, une œuvre biographique dont le 3e volume est actuellement en cours.

Artiste "génial et mégalomane", usant de "l’ironie exorcisante et de l’autodérision" pour être tour à tour poète, romancier, dramaturge, comédien, peintre, chanteur et musicien, ne serait-ce pas néanmoins à travers son personnage que l’auteur se définit le mieux? "Moi Foukifoura, j’éjacule des métaphores brûlantes dans la gueule du néant pour féconder le temps. Je suis libre, totalement libre! Je ne suis le clown de personne. Je suis le clown de moi-même, clown et libre dans mon royaume."

Frankétienne
Anthologie secrète
Mémoire d’encrier
2005, 174 p.