Le Dernier Homme : Les temps fous
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Le Dernier Homme : Les temps fous

Avec Le Dernier Homme, Margaret Atwood nous fait tomber dans l’avenir potentiel de notre temps: un cauchemar lucide, cinglant et tentaculaire.

Les créateurs sont souvent les premiers à sonder les profondeurs et l’horizon de la démence du monde. Margaret Atwood, poète, romancière, essayiste, est du nombre. Avec La Servante écarlate (1987), elle nous avait habitués à une vision du futur plus qu’inquiétante et presque prémonitoire. Elle retrouve cette année son regard de Cassandre en nous offrant Le Dernier Homme, un second oracle apocalyptique et complexe où résonne, en bruit de fond, le délire sourd et galopant de notre temps.

Le dernier homme, c’est Jimmy, alias Snowman, seul vestige de la race humaine abandonné au cœur d’un futur pas si lointain. Également narrateur de cette fresque, il retracera en un chapelet de flash-back les causes ayant mené à la dévastation du monde: catastrophe éco-scientifique, conditions climatiques extrêmes, expérimentations génétiques sans limites, virus criminel voyageant à la vitesse grand V. Comment tout cela est-il arrivé, le laissant seul sur la berge d’une mer anonyme, juché dans un arbre? Les seuls êtres que Snowman sera appelé à rencontrer durant ses pérégrinations seront pour la plupart des Crakers, créatures génétiquement modifiées programmées pour ne succomber ni à la violence, ni au fanatisme religieux ou au désir sexuel. Autre résultat des manipulations de laboratoire, les animaux mutants: porcons, louchiens, serprats. La science a fait table rase des questions éthiques; elle se révèle la seule certitude, l’ultime totalitarisme.

Chaque multinationale possède son propre Compound, une concentration de cerveaux scientifiques travaillant à inventer des êtres-produits essentiels à la suite du monde. C’est dans un Compound, sorte de paradis aseptisé qui abrite les familles des chercheurs, que Jimmy et Crake, son meilleur ami, ont grandi ensemble. Jeune homme étrange, ce dernier se révélera rapidement un petit génie mégalomane avec une vision on ne peut plus oblique de l’altruisme. Leur nom l’indique, les Crakers relèvent de lui, de son rêve d’une humanité version améliorée. Or, au fil des années, le destin des deux camarades se tressera à celui d’Oryx, une jeune Indochinoise un jour aperçue dans un film porno alors qu’elle était enfant. Elle deviendra leur obsession. Un triangle amoureux dont les répercussions s’avéreront sombres et insoupçonnées.

Une des forces principales du roman d’Atwood est celle d’une écriture poétique et mesurée se mobilisant autour de problèmes sociaux contemporains sans jamais tomber dans le piège du sermon ou d’une morale à sens unique. De l’avidité agressive des multinationales jusqu’à la quête maniaque du bonheur, en passant par la Web porn et la science à tendance démiurgique, la folie entretenue du XXIe siècle fait l’objet d’un constat aussi froid que frontal pour se déployer de tous ses possibles via l’imagination kaléidoscopique de l’auteure.

Avec 35 livres derrière elle, le Booker Prize 2000 pour Le Tueur aveugle et une nomination pour ce même prix grâce au Dernier Homme, la Canadienne anglaise la plus traduite sur le globe épingle une série de galons sur l’uniforme de la littérature d’anticipation, souvent considérée en secret comme un sous-genre par l’intelligentsia de la littérature "pure". Un sérieux bémol cependant: la traduction approximative et souvent aberrante signée Michèle Albaret-Maatsch. Un exemple parmi tant d’autres: "Laissez pisser", lance quelque part Snowman pour signifier avec exaspération à de jeunes Crakers qu’il voudrait être seul. "Laissez pisser" se traduit mot pour mot par piss off, qui veut tout simplement dire, on le comprend, "foutez-moi le camp". Très humiliant comme carence dans le travail éditorial. Et Margaret Atwood qui parle elle-même un français des plus corrects. En espérant qu’elle n’ouvre jamais son livre…

Le Dernier Homme
de Margaret Atwood
Éd. Robert Laffont, coll. "Pavillons"
2005, 397 p.