Judith Hermann : Vies fantômes
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Judith Hermann : Vies fantômes

Judith Hermann, jeune nouvelliste allemande, propose avec Rien que des fantômes une œuvre rigoureuse sondant les dérives de l’intime et du sentiment amoureux.

Bien que les ventes d’un livre soient parfois inversement proportionnelles à ses qualités littéraires, on se retrouve à l’occasion face à un phénomène d’édition nous laissant pantois, une œuvre habitée, ciselée, ralliant le public et la critique. C’était le cas en 2001 avec Maison d’été, plus tard, premier recueil de nouvelles de Judith Hermann, 31 ans, nouvelle venue dans le milieu des lettres allemandes. Vendu à plus de 250 000 exemplaires, traduit en une vingtaine de langues, le bouquin a envoûté Berlin, l’Europe et l’Amérique. Aujourd’hui, l’auteure revient solidement à la charge avec Rien que des fantômes, un éventail fait de sept nouvelles témoignant d’une prose fine et assurée, hantée en permanence par la passion de l’insaisissable.

On accompagne les tremblements retenus, les contradictions, la vie sentimentale de Jonina, d’Ellen et, la plupart du temps, d’une narratrice anonyme nous plongeant sans appel dans l’essentiel de son histoire, "où il est question de rien, et de tout". Les protagonistes de Judith Hermann sont toutes dans la trentaine, en couple ou célibataires en vague quête d’amour, mères ou pas, ou en voie de l’être. Malgré leurs différences de profil, elles portent toutefois en elles, comme un héritage fantôme, le même mal-être, une sorte de mélancolie aigre-douce qui les fait passer de la tendresse à l’indifférence, d’une "évidence bleu glacier" à un doute minuscule révélant tout à coup ses racines innombrables. Elles boivent peu, pas mal, beaucoup, fument toujours, parfois trop, au téléphone comme devant les mystères des grands espaces. Leur cœur d’amoureuse est en éternel transit, en orbite dans le néant, secrètement, et pour des raisons qui, toujours, leur échappent: "(…) elle essaya de trouver dans tout cela une certaine forme de bonheur, de conscience ou de signification, et puis elle perdit le fil et pensa à tout autre chose."

Elles promènent leur désillusion tranquille jusqu’en Islande, en Norvège, à Prague, à Venise, traversent "toute l’Amérique, de la côte Est à la côte Ouest et retour". L’expérience du voyage est omniprésente et fait de chacune une errante légère absorbant les escales de l’existence comme autant d’atmosphères passagères. Le voyage apparaît au demeurant comme une nécessité, un dernier secours: "(…) je veux me perdre, m’éloigner de moi-même, et la meilleure façon pour moi d’y parvenir c’est de voyager, et quelquefois aussi d’être aimée."

Par ce regard gravement éveillé travaillant à même les vertiges du détail et de l’éphémère, l’auteure ramène sans prétention l’essence de l’art sur la table: elle nous amène, chemin faisant, à voir le monde différemment. La prose se déploie en longues phrases simples découpées avec un flair rythmique indéniable, en longs paragraphes fluides, toute mesurée dans son urgence. On se laisse pénétrer par un blues ténu, aussi vif qu’évanescent, et vraiment, force est de le dire: le travail de Judith Hermann n’est pas "prometteur", il est déjà là, discret et enchanteur.

Rien que des fantômes
de Judith Hermann
Éd. Albin Michel, 2005, 304 p.