La Rose pourpre et le lys : Salomé victorienne
Dans La Rose pourpre et le lys, Michel Faber tisse, en langue moderne, une captivante fresque victorienne.
Elle s’appelle Sugar. Elle n’a pas 19 ans et des centaines d’hommes ont déjà flanché pour son long corps souple et maigre, pour les mèches rebelles de sa chevelure rousse, pour sa dégaine singulière. Poule presque de luxe dans un bordel londonien, elle vend ses charmes aux plus offrants, alors qu’à l’extérieur, l’Angleterre victorienne vit ses dernières années de gloire… et de misère!
Michel Faber, joli fou qui squatte une gare désaffectée en Écosse, a mis 20 ans à écrire l’histoire de Sugar, ce roman-fleuve de 1200 pages qui arrache le lecteur des conforts de notre siècle pour le perdre dans les entrailles étouffantes du Londres de 1875. Faber recrée, avec les talents combinés de l’artiste, de l’historien et du médium, les ambiances et les couleurs d’un monde révolu.
Le dépaysement est immédiat lorsqu’on le suit au cœur d’une époque qui nous est moins familière qu’on ne le croirait. "Faites attention où vous posez les pieds. Gardez toute votre tête; vous allez en avoir besoin. La ville où je vous emmène est vaste et compliquée", lance l’auteur. Lequel ne cessera, c’est là l’une de ses principales trouvailles, de taquiner le lecteur, de le prendre à part, de le ramener à l’ordre.
Tout commence dans un quartier miteux de Londres où se bouscule une foule compacte de loqueteux, de catins, de vendeurs de pacotille. C’est là, dans le bordel de Mrs Castaway (sa marâtre!), que Sugar officie pour le plus grand plaisir des bourgeois de la ville. Classée au sommet du hit-parade des cocottes les plus convoitées, elle a "des yeux frangés de cils, brillants comme des fruits pelés". C’est Kate Moss au temps de Jane Eyre!
Cette Salomé victorienne ne ressemble pas à sa cohorte. Elle lit. Elle écrit surtout, tard la nuit, quand ces messieurs ont quitté son lit, le roman de sa revanche. "Les Parques peuvent l’observer tant qu’elles le souhaitent, écrit Faber, elles la trouveront toujours à part du troupeau, prête à recevoir le coup de baguette magique du changement."
Le changement viendra avec l’apparition, sur le pas de la porte de la Castaway, de William Rackham, ex-dandy en passe de prendre les rênes de l’entreprise familiale. Tout de suite conquis par la beauté atypique de Sugar, son verbe facile, il en fait sa maîtresse. Puis l’installe dans un nid douillet des quartiers chics, alors qu’Agnes son épouse, Bovary mystique, fragile créature "pleine à ras bord de morphine", se trouve aux prises avec des hallucinations religieuses.
Le piège est tendu, le lecteur s’attend alors à ce que Faber dérape, que son épopée vire à la bluette. Mais Faber a trop de Balzac en lui. Il insuffle d’ailleurs une petite dose de Rastignac à son William. Et une plus grande dose encore chez Sugar dont le combat pour conjurer la honte des origines est fascinant de vérité. Aucune trace de misérabilisme ne vient gâcher ce récit dont le finale, qui est tout sauf heureux, laisse présager que nous reverrons un jour nos protagonistes.
Le franc-parler et l’humour sont partout au rendez-vous, ce qui donne au roman un rythme qui rend sa longueur supportable. La Rose pourpre et le lys n’a de victorien que l’enveloppe. Sugar, William et Agnes pourraient être nos contemporains, ils pensent déjà un peu comme des citoyens du 20e siècle. Aussi perdus dans leur époque que nous dans la nôtre, ils se découpent nettement sur le décor planté par Faber, qui n’est, au fond, que le symbole des ambitions qui les consument.
La Rose pourpre et le lys
de Michel Faber
Éd. du Boréal, 2005, 1150 p.