Lisa Moore : Amours libres
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Lisa Moore : Amours libres

Lisa Moore nous invite dans ses Chambres nuptiales: 12 nouvelles énigmatiques et aériennes, autant de tableaux impressionnistes jouant avec les ombres de l’amour.

Il y a moins d’un an, on découvrait l’auteure terre-neuvienne avec Open, un recueil de nouvelles qui valut à Lisa Moore d’être en lice pour le prix Giller. Aujourd’hui, voici Les Chambres nuptiales, traduction du premier recueil de l’écrivaine paru en 1995 sous le titre, plus qu’évocateur, de Degrees of Nakedness. Le romancier Douglas Glover, comme le reste du milieu littéraire canadien-anglais, fut soufflé par la force de frappe de cet imaginaire, la portée de ces nouvelles "imprévisibles, sophistiquées". Et pour cause: les histoires ici rassemblées apparaissent non seulement comme des radiographies évanescentes du sentiment amoureux mais comme une célébration jazzée, vertigineuse, de l’écriture et de ses possibles.

L’attachement, le désir provoquent autant de splendeurs que d’intempéries intérieures, chacun le sait. Or, le supplément d’ivresse, d’errance et de complexité qu’ils insufflent à l’existence suffit pour qu’une seconde évidence nous parvienne, celle-là moins populaire: l’amour est un labyrinthe où la pensée se défait dans ses mouvements, comme un lit la nuit. Toutes les nouvelles de Moore semblent habitées de cette idée. Elles progressent en spirales, comme disloquées, traduisant le délire clairvoyant du Jim Morrison des meilleures années: "Everything is broken up and dances". Dans Rendez-vous à Sidi Ifni, une femme adresse l’itinéraire de son départ à son amoureux en même temps qu’un programme érotique vengeur; dans Carmen à la gonorrhée, une chanteuse de bar fétichiste est tributaire de graves pouvoirs de séduction; dans Nudité, un couple d’amantes devient un guêpier de rage et de fatigue: tous ces résumés sont inutiles. L’art de l’écrivaine repose sur autre chose qu’une "bonne histoire" à raconter car chacune, de façon graduelle ou impromptue, s’ensauvage, se diffracte, le fil narratif se déchirant, se multipliant comme un rhizome, déliant ainsi une écriture aux images aussi justes que prenantes: "Sa mère et elle s’aiment d’un amour aussi dur et aussi fort que du métal qui frotte contre du métal, quelque chose qui peut produire des étincelles", "La maison explose. Dans le rêve, elle voit des madriers tourbillonner dans le ciel comme des bâtons de majorette", "Tu me dis un mot sans bouger les lèvres. (…) Le mot est saturé d’un amour fabuleux, comme le thé qui envahit une cuillérée de sucre quand on n’y trempe que l’extrémité de la cuillère".

Si les nouvelles de Moore implosent en plusieurs chemins narratifs, il incombe de mentionner que ce chaos n’est qu’apparent, mesuré à la phrase près. Car à travers cette fête du sens ouvert et de la sensualité du langage, les textes transpirent la vérité des êtres peints avec minutie par l’auteure, en pointillé. Aidée par l’excellente traduction de Dominique Fortier, cette œuvre d’une rare qualité nous rappelle qu’entre l’amour et la littérature, il n’y a parfois aucune différence: chacun "est fait d’éclairs isolés, et (…) ce sont eux que nous recherchons par-dessus tout".

Les Chambres nuptiales
de Lisa Moore
Éd. du Boréal, 2005, 197 p.