Patrick Modiano : Passager clandestin
Dans sa langue unique, Patrick Modiano rédige son propre pedigree, avancée en terrain clair-obscur, entre zéro et vingt-et-un ans, entre naissance au monde et naissance à l’écriture.
C’est le contraire de l’autofiction. Le contraire de cette littérature pleine d’épanchements où l’inventé susurre des cochonneries à l’oreille du réel. C’est la vraie de vraie vie d’un jeune Français né en 45 à Boulogne-Billancourt "d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation", vie dont les premières années se teintent souvent de gris, de vaines attentes, d’incompréhension, improbable terreau pour l’imaginaire de celui qui allait devenir l’un des grands écrivains de notre temps.
Pendant plusieurs pages, les noms défilent, les adresses, les anecdotes ("Que l’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree."). Mais avec toute la science qu’on lui connaît, l’auteur de Voyage de noces et de La Place de l’Étoile parvient à être à la fois clinique et émouvant aux larmes, pudique et transparent, sobre et spectaculaire. Au détour d’un passage décrivant méthodiquement les activités illicites de son père, bandit à ses heures; d’un segment décrivant les fréquentations et ambitions de sa mère, comédienne sans le sou capable d’ignorer superbement son fils, Patrick Modiano est bien là, virtuose modeste, passant de l’imparfait au présent pour créer un effet soudain de proximité, bouclant un paragraphe par un souvenir olfactif disant infiniment plus que ce qu’il semble dire, ou encore par une de ces formules-éponges capables de contenir toute une époque: "Et de menus événements se succèdent et glissent sur vous sans y laisser beaucoup de traces. Vous avez l’impression de ne pas pouvoir vivre encore votre vraie vie, et d’être un passager clandestin."
Baladé d’une ville à l’autre, envoyé en pension contre son gré, repêché par des amis dévoués lorsque le père est trop pris par sa Société africaine d’entreprise ou que sa mère parcourt l’Espagne pour défendre une petite production, le jeune homme vit de plus en plus dans les livres. Jules Verne, Conan Doyle, Jack London, puis Dostoïevski, Montherlant, Céline. Proportionnelle à la déception d’Albert Modiano, qui exige de lui qu’il fasse des études "solides", la passion de son fils pour les lettres fait boule de neige. Bientôt, l’écriture d’un premier roman.
Exposant les faits sans jamais régler ses comptes, "comme on rédige un constat ou un curriculum vitæ", Patrick Modiano accomplit une radiographie pleine de retenue, mais visiblement nécessaire. Un travail imposé auquel on se laisserait prendre au jeu. Mais le temps presse: "Je vais continuer d’égrener ces années, sans nostalgie mais d’une voix précipitée. Ce n’est pas ma faute si les mots se bousculent. Il faut faire vite, ou alors je n’en aurai plus le courage."
Au final, une photo en noir et blanc rehaussée par endroits de couleurs très vives; le chant sans fioriture d’une renaissance. Du grand art.
Un pedigree
de Patrick Modiano
Éditions Gallimard
2004, 128 p.