Alberto Manguel : Vice caché
Alberto Manguel entremêle fiction et réalité dans Un amant très vétilleux, un curieux récit présentant le regard et la création comme zones érogènes absolues.
"Mon éditeur brésilien a une collection de textes érotiques et m’a sollicité. Soit on est André Pieyre de Mandiargues, soit on est Catherine Millet. Par peur de devenir Catherine Millet, j’ai dit non. Et puis, un jour, j’ai imaginé un personnage obsédé par le détail. Il est employé aux Bains-Douches. Il épie chaque détail des corps sans voir l’ensemble", confiait Alberto Manguel à Martine Laval au cours d’un entretien pour Télérama. "J’ai imaginé un personnage", dit-il… Des propos qui viennent brouiller la perception que l’on pourrait, en toute légitimité, avoir de l’ouvrage. Car, se concentrant sur les expériences peu communes d’un certain Anatole Vasanpeine, le récit tisse sa trame à l’aide de références historiques en bas de page (notices bibliographiques, registres municipaux, rapports officiels, etc.); le lecteur a même droit à la photo de Vasanpeine en ouvrant le bouquin. Essai biographique? Roman? On ne saurait dire. Or, cette ambiguïté narrative, entretenue avec maestria par Manguel, s’accorde sans heurt à l’identité fuyante, singulière du personnage que ce dernier place sous les projecteurs.
"Terne jeune homme", Vasanpeine est un employé discret des Bains-Douches de la ville de Poitiers dans l’entre-deux-guerres. Un jour, après avoir remis savon et serviette à une dame aux mains exquises, il la suit en silence et applique un œil contre une des fentes de la porte derrière laquelle la femme se trouve nue. Sa vision est limitée à une infime parcelle de ce corps, et il s’en accommode assez bien: "Tout ce qui comptait, c’était la contemplation de cet admirable morceau de peau rosissante, frottée par une main vigoureuse, luisante sous l’eau comme le ventre d’un poisson juste pêché." Décisive, cette expérience se répétera, clandestine, éphémère; il épiera d’autres corps, sa mémoire et l’écriture s’avérant les seuls moyens de consigner ces apparitions fugitives.
Puis entre en scène M. Kusakabe, libraire japonais et photographe aguerri. Flatté par l’enthousiasme de Vasanpeine devant ses daguerréotypes, Kusakabe consent à lui enseigner l’art des "shashin", des "images de la vérité". À l’insu de son maître, l’élève met son savoir-faire grandissant au service de ses fantasmes: ce n’est plus son œil qu’il plaque contre les fentes des portes des Bains-Douches, c’est son objectif. Illuminé par sa relation amoureuse avec le monde, Vasanpeine entretient la faim de son imaginaire en ne captant que des fragments de corps, se délectant d’un "rang d’orteils ronds et boudeurs", d’une "chevelure en cascade": "ce qui est complet ne laisse pas place au désir", nous rappelle-t-il en substance. Comme si elle faisait partie de son œuvre, il fera une rencontre mettant fin à sa vie, la rendant aussi brève et fiévreuse que toute passion.
Érudit sympathique, épicurien ès lettres, l’auteur d’Une histoire de la lecture accouche ici d’une fable sensible et élégante où le regard, l’érotisme et la création deviennent de véritables objets de célébration.
Un amant très vétilleux
d’Alberto Manguel
Éd. Actes Sud, 2005, 96 p.