Yves Beauchemin : Tranches de vie
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Yves Beauchemin : Tranches de vie

Avec Un saut dans le vide, Yves Beauchemin présente le deuxième tome de sa trilogie Charles le téméraire, qu’il a concocté comme on tricote un pull de laine: en entrelaçant avec beaucoup de patience et d’investissement.

Après avoir développé l’enfance troublante du petit Charles Thibodeau de sa naissance jusqu’à ses 17 ans dans Un temps de chien, voilà qu’il présente le début de la vie d’adulte du personnage, qui connaîtra les beautés et les aléas de l’existence.

Expliquant les motivations qui l’ont poussé à cette entreprise de 1700 pages qui s’avère son œuvre la plus audacieuse, Yves Beauchemin s’exclame: "J’avais besoin d’une cure de jeunesse! Mes deux romans précédents traitaient de vieillesse, je ne voulais pas que mon prochain se déroule dans un foyer de personnes âgées avec le personnage principal en fauteuil roulant! J’ai décidé de déménager complètement et d’aller au début de la vie", lance-t-il.

De la fin du premier tome, qui débute en 1966 à la naissance de Charles, l’auteur nous emmène jusqu’au troisième tome – prévu pour février 2006 – à l’hiver de verglas de 1998 où le personnage a 32 ans. Si l’auteur du Matou a été maintes fois primé pour ses œuvres et qu’il est lu à travers la francophonie, c’est surtout qu’il sait bâtir des personnages d’une qualité et d’une densité indéniables. Tellement qu’il faudrait être une mule entêtée pour ne pas s’attacher un tant soit peu à son protagoniste qu’on a l’impression de bercer tout au long du récit.

LE TÉMÉRAIRE DE CHARME

En plus d’être téméraire, Charles est doté d’un charme naturel, qui non seulement attire tous les chiens de son quartier montréalais, mais qui sauvera aussi ce petit chenapan de bien des impasses. Le second tome débute alors qu’il a pris la décision de ne pas retourner aux études afin de devenir écrivain à temps plein. Après une première tentative peu fructueuse, il aura quelques emplois, notamment aboyeur, assistant d’un preacher, considéré comme la "quasi-réincarnation du Christ", et deviendra plus tard journaliste à potins pour Vie d’artistes. "Charles a eu la chance d’avoir deux personnes sur sa route qui lui ont donné le goût de la lecture, ce qui lui a permis de maîtriser sa langue et donc d’enrichir son bagage intellectuel. Même si on dit qu’on évolue dans une civilisation du son et de l’image, je persiste à croire que ceux qui ont la qualité de l’éloquence sont en avant du peloton, à tous points de vue", note celui qui parsème les lectures de Charles des œuvres l’ayant marqué, telle La Comédie humaine de Balzac.

AVOIR DU CHIEN

Relevant l’importance des animaux de compagnies dans ses œuvres, souvent oubliée dans la littérature, il s’explique: "Mais, c’est que je les aime! Je trouve qu’ils nous ressemblent beaucoup, en plus modestes bien sûr, parce que ce sont des alliés inconditionnels, des admirateurs éperdus, parce qu’ils meublent notre solitude… et comme nous, ils n’ont seulement qu’une vie et ils ont le droit d’être heureux", note l’auteur, qui a un grand respect pour la nature, "même pour la plus petite fourmi".

Dans un soupir d’exaltation, Beauchemin prétend que l’aventure lui aura surtout permis de constater l’importance et le caractère précieux de la jeunesse. "Ça m’a aussi conscientisé davantage sur ce que c’est d’être Québécois. Charles représente bien ces années où on n’avait pas le choix d’être téméraires et combatifs parce que, sinon, on se serait éteints [les francophones]", avance l’auteur, qui ne s’est jamais caché de son penchant souverainiste, qui transparaît dans les intentions de ses personnages et dans les événements politiques rapportés.

Parti pris qu’il n’a pas toujours su retenir et qui lui a attiré l’irritation d’un certain nombre de francophones hors du Canada. Lors de la commission Bélanger-Campeau en 1990 sur l’avenir constitutionnel du Québec, l’écrivain qualifiait les minorités francophones de "cadavres encore chauds". Cela a laissé une importante cicatrice, comme a pu en témoigner la journaliste de Radio-Canada qui a interrompu l’entrevue à deux reprises pour signifier à l’auteur ce que cette citation avait eu comme impact sur elle et ses compatriotes. "Je pense que j’aurai toujours à me justifier pour ce que j’ai dit parce que ça a fait mal à des gens. Le Canada vit sur l’illusion d’être un pays bilingue, mais on traverse la rivière à Ottawa et on sait bien que ce n’est pas tout à fait ça. Et partout ailleurs, on s’en va en déclinant… En même temps, c’est héroïque, ce combat, malgré tout, des Franco-Ontariens, des Franco-Manitobains… […] Faut dire, ça m’est venu spontanément, cette image à la commission Bélanger-Campeau. J’en ai encore des échos, bien entendu", note furtivement l’auteur, qui a coupé court à l’orientation qu’allait prendre la discussion, voyant le mécontentement de sa relationniste. Et pourtant, c’est bien l’homme de lettres qui parle. Celui qui a mis autant d’années de sa vie à créer des œuvres qui font état de son patrimoine, laissant un précieux héritage à cette société qu’il aime tant. Avec la fougue de l’époque de René Lévesque, il combat encore, même s’il est parfois allé un peu loin… En attendant, Beauchemin songe à reprendre la plume non pas pour un autre roman, mais pour faire du journalisme engagé. Tiens, tiens…

Charles le téméraire. Un saut dans le vide
d’Yves Beauchemin
Éd. Fides
2005, 413 p.