Giosuè Calaciura : Se faire monter un bateau
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Giosuè Calaciura : Se faire monter un bateau

L’Italien Giosuè Calaciura consacre un récit bouleversant aux prostituées clandestines de son pays.

Suivant un itinéraire semblable à celui qu’empruntait la traite négrière il y a trois siècles, des milliers d’Africaines débarquent chaque année dans des villes portuaires d’Europe afin d’y exercer, plus ou moins volontairement, le plus vieux métier du monde. Après avoir effectué le voyage illégalement, dans des soutes de cargos insalubres, la plupart sont vouées à une existence aussi brève que désastreuse, leur statut d’immigrées clandestines profitant aux organisations mafieuses qui les maintiennent dans une dépendance proche de l’esclavage. Passes noires de Giosuè Calaciura nous invite à suivre l’humiliant parcours d’une de ces "cargaisons" installées dans le quartier dit "des maisons d’Afrique", de Palerme, sa ville natale.

On s’y penche essentiellement sur quatre prostituées noires, parmi lesquelles une mystérieuse narratrice dont on ignorera toujours le véritable nom, à l’image de ces femmes qui vivent et meurent dans l’anonymat et dans un climat de violence constant. La structure narrative du livre s’articule autour des morts successives de ces "putaines" tout en présentant, en parallèle et sur un mode lyrique, leur sinistre quotidien, marqué par la ronde des innombrables clients qui requièrent leurs services: ouvriers, hommes d’Église, étudiants, soldats, anciens détenus… Avec son ironique fond musical, celui des fêtes estivales de Palerme (où dominent la trame du Parrain et Volare), et ses allusions aux spécialités culinaires locales, Passes noires prend la forme d’un douloureux crescendo. À son sommet figure l’épisode carnavalesque de la procession de sainte Rosalie, patronne de la capitale sicilienne (devenue le symbole de l’hypocrisie morale) dont le mannequin en carton-pâte sert d’interlocuteur à la narratrice qui lui tiendra un monologue "de femme à femme" des plus pathétiques.

La traduction française du premier roman de Giosuè Calaciura, Malacarne (1998), devant paraître plus tard cette année aux Allusifs, c’est par un récit plus fondamental et provocateur que l’éditeur québécois a décidé de nous initier à cette œuvre italienne émergente, faite de générosité et d’une grande originalité formelle. Bien que par moments franchouillarde lorsqu’il s’agit de transcrire l’idiome de la prostitution (exportation du livre oblige sans doute), la traduction de Lise Chapuis rend efficacement le phrasé propre à l’écrivain sicilien, qui s’apparente tout autant à la poésie qu’à la prose, avec de nombreuses libertés prises par rapport à la langue écrite, résultant ici en un bouleversant chant de vie et de mort.

Sa version originale étant parue en 2002, on se demande jusqu’à quel point Passes noires a pu subir l’influence du très médiatisé Putain de Nelly Arcan, sorti en Europe l’année précédente. L’Italien et la Québécoise se complaisent tout deux à décrire les détails sordides liés au travail de la prostituée, les chambres sales, les matelas moisis et les préservatifs remplis de sperme servant de décor convenu. Mais le procédé apparaît à la fois moins obsessif et plus nécessaire chez Calaciura, qui lie le phénomène social de la prostitution aux problèmes de la pauvreté, de la marginalité et de l’illégalité, alors que la putain chic d’Arcan suggère un autre genre d’esclavage féminin, dicté par le culte de la beauté, de la minceur et de la jeunesse. On sortira donc davantage bouleversé par la solidarité tragique de ces prostituées noires qui, entre deux passes, se racontent des récits d’immigrations ratées, ces "légendes confectionnées dans l’ennui angoissé des cales", écrivant des lettres à leurs parents africains où elles imaginent, pour les rassurer, cette respectable existence à l’occidentale qu’elles ne mèneront finalement jamais.

Passes noires
de Giosuè Calaciura
Éd. Les Allusifs, 2005, 128 p.