Damon Galgut : Haute pression
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Damon Galgut : Haute pression

Damon Galgut traque le spectre de l’apartheid dans Un docteur irréprochable, un roman pétri de tensions aussi étouffantes qu’inévitables.

Médecin et directeur adjoint d’une clinique sur le déclin en pleine zone frontalière où les patients se font aussi rares que la pluie, Frank Eloff macère dans sa désillusion tranquille. Mais voilà qu’arrive Laurence Waters, 26 ans, médecin fraîchement issu de l’université prêt à changer le monde pendant son année de service communautaire. "Il ne tiendra pas", pense d’emblée Eloff. Ce dernier devra partager sa chambre avec le jeune loup, faute d’espace – la clinique, située au cœur de la misère rurale, dans un homeland, s’avère à moitié saccagée. Bien que rétif et amer, Eloff se liera prudemment d’amitié avec le nouveau venu, le prenant sous son aile, le guidant à travers ce sous-monde aux lois muettes.

Vite alertée par l’idéalisme aveugle de Waters, la docteure Ngema, directrice de l’établissement, suggère à Eloff d’inciter son compagnon de chambre à considérer un autre hôpital pour son année de service. Impossible. Ce lieu, il l’a choisi, il s’est dit: "Tu vas trouver l’endroit le moins prestigieux possible, vraiment loin de tout. Tu vas payer de ta personne, […] accomplir un travail qui en vaille la peine." Or, cet "endroit", que ce soit cet hôpital fantôme ou ce bantoustan encore marqué au fer par la corruption et les tensions raciales, se révélera un empire de menaces sourdes et croissantes. L’ignorance et la pureté morale de Waters auront des répercussions insoupçonnées, d’abord bénignes, puis s’aggravant avec les jours, jusqu’à ce qu’elles atteignent un point de non-retour et que les événements se soudent les uns aux autres tout en se détraquant, le récit devenant sournoisement une machine infernale.

Le premier à être conscient de cet implacable crescendo des tensions, et à en écoper, est Eloff: "Le passé et le futur sont des contrées dangereuses; j’avais vécu dans un no man’s land entre ces deux frontières pendant ces sept dernières années. Je sentais que j’avançais à nouveau et j’avais peur." Le nouveau désordre des choses ira jusqu’à tailler une brèche dans sa raison, à y faire germer un fantasme de délivrance: "Et la violence était là, en moi: surgie de nulle part, l’idée me vint qu’il serait facile de briser cette tête endormie. Un coup ferme et pesant avec l’objet adéquat et ce serait fait." Cette "tête endormie", c’est celle de Waters, qui restera intacte. La violence d’Eloff passera. Pas celle du pays.

Avec Un docteur irréprochable (en lice pour le Booker Prize 2003), Damon Galgut donne raison à la critique le comparant aux grands de la littérature sud-africaine (Nadine Gordimer, André Brink et J.M. Coetzee). D’un lyrisme fin, mesuré, l’œuvre jumelle un regard gravement averti sur l’intériorité des personnages à une lucidité bricoleuse sachant mener une intrigue de front. Mis à part un dernier chapitre amortissant un peu trop la chute radicale du récit, le roman témoigne d’une indéniable force dramatique, striée de non-dits et portée par une atmosphère étrange, oppressante. Comme un bruit de fond, un chant de cigale dans la steppe.

Un docteur irréprochable
de Damon Galgut
Traduit de l’anglais par Hélène Papot
Éd. de l’Olivier, 2005, 288 p.