Jocelyn Robert : Livre ouvert
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Jocelyn Robert : Livre ouvert

À partir d’une citation de Joseph Grand, écrivain pratiquement inconnu et n’ayant jamais publié de son vivant, un livre d’une seule phrase s’écrit. Bienvenue dans l’univers camusien de Jocelyn Robert.

"Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Tous se souviennent du célèbre incipit d’Albert Camus qui ouvrait L’Étranger (1942). Moins nombreux sont ceux qui ont remarqué le clin d’œil que faisait Camus, quelques années plus tard, à l’importance de l’amorce. Dans La Peste (1947), le célèbre pied-noir créait, du moins le croyions-nous, un sympathique personnage du nom de Joseph Grand, qui peaufinait maladivement une première phrase de roman qui ferait s’incliner tout éditeur et qui, peut-on imaginer, imposerait le respect à tous les écrivains. La phrase qui hantait Grand, et qu’il recopiait avec variantes sur des pages et des pages, est la suivante: "Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne." C’est du moins ainsi que le personnage la révèle dans le roman, précisant qu’il lui reste du travail à faire. Mais voilà que Jocelyn Robert, qui signe In Memoriam Joseph Grand, découvre, au cours de ses recherches à l’Université de Stanford en Californie, que le personnage de Grand a réellement existé et qu’un manuscrit d’une cinquantaine de pages témoignant des essais autour de cette amorce citée par Camus a survécu.

Le recueil de poésie de Jocelyn Robert se rapporte directement au manuscrit de Joseph Grand. Dans la première partie, Les matins sauvages du port de Djakarta, la citation, découpée en poésie, évolue (ou régresse) dans toutes sortes de directions, rafraîchissant la pompeuse phrase et l’inscrivant parfois dans une dimension actuelle et universelle. On arrive ainsi à des résultats surprenants: "Par une grise journée / au mois de mai, / une ménagère émigrée / découvrait, / sur une vieille Suzuki / chromée, / les allées inondées / du Bois de Boulogne." Tout ça est construit avec humour et intelligence, dans le respect et le souci de faire avancer la recherche formelle. La deuxième partie, par contre, La marche du mal mathématique pur qui s’achève et se résout en guerre, bien qu’elle soit coiffée d’un titre inventif, laisse une impression de déjà-vu, ce qui, dans ce type d’exercice ludique autour du langage, est passablement fâcheux. Cela donne des poèmes à peine intelligibles et difficilement lisibles comme celui-ci: "pif rif hévéa digamma / wu mésa lx visa / tif gandoura hygroma / octosyllabe / vif bof chiasma seguis / taratata / lof zaouïa analecta / ay rata oz marihuana". Moins ancien comme jeu sur le texte, Au moite la hache du plus fort, la troisième partie, renferme bien quelques bonnes trouvailles. Néanmoins, le texte perd parfois de sa force dans le trop grand espace qu’on lui donne; on n’imprime pas trois mots par page s’il n’y a pas de matière fulgurante quelque part, dans le langage ou la pensée. L’ensemble vaut le détour, ne serait-ce que pour la préface et la première partie.

In Memoriam Joseph Grand
de Jocelyn Robert
Éd. Le Quartanier, 2005, 120 p.