Naïm Kattan : Vies de couples
Naïm Kattan effectue un retour à la nouvelle littéraire dans Je regarde les femmes, panorama élégant des multiples facettes du sentiment amoureux.
Un homme dominé par sa fille capricieuse attend avec angoisse qu’elle lui révèle ce qu’elle pense de sa nouvelle compagne. Un autre, abandonné récemment par sa femme, chasse son ennui en fréquentant une voisine âgée qui lui raconte le tumultueux récit de ses amours passées. Et pendant que l’ancienne maîtresse d’un médecin décédé rend visite à sa veuve afin de régler de vieux comptes, une autre femme passe toute la durée de sa vie de couple en ignorant le véritable prénom de son conjoint qui s’est rebaptisé en immigrant…
Un an après avoir reçu le prix Athanase-David pour sa contribution à la vie culturelle québécoise et pour l’ensemble de son œuvre littéraire (laquelle compte près de quarante ouvrages), l’auteur du Silence des adieux renoue avec le genre de la nouvelle dans un livre dont on retiendra la maturité et l’élégance toute moderne. Orfèvre minutieux, Naïm Kattan enfile les trente-trois histoires de Je regarde les femmes de façon à créer un ensemble d’une grande harmonie formelle, consacré essentiellement aux divers stades et aux crises qui parcourent les relations amoureuses hétérosexuelles. De ces divorces à l’amiable aux retrouvailles décevantes d’anciens amants, en passant par les amours à distance et par les petites trahisons ordinaires, l’écrivain n’accuse aucun essoufflement malgré la facture cumulative de son livre, menant chaque fois le lecteur à une chute inattendue.
Rappelant certains représentants de la prose virile actuelle – on pensera entre autres à Tahar Ben Jelloun, Milan Kundera, Philip Roth -, Naïm Kattan s’intéresse avant tout aux périodes charnières de la vie de couple, aux instants de passages: nouvelles rencontres, aveux du désir, naissance d’un enfant, abandons ou décès de l’être cher. Cherchant également à rendre des nuances rarement évoquées, moins dicibles, il se penche par exemple sur ce couple qui, à un moment précis de son évolution, se met à faire l’amour moins fébrilement: "Nous étions en train de changer de rythme, découvrant dans le silence une lenteur voulue, les yeux ouverts. Une saveur inconnue, la conscience de nos propres corps." Chez un autre couple, fusionnel celui-là, le passage survient lorsque l’on cesse d’être "ensemble" pour se retrouver un jour "face à face", transition bénéfique qui est loin d’annoncer la fin de l’amour.
La forme du recueil avec la multiplicité et la diversité des relations qui y sont dépeintes s’accorde au propos plus utopique d’une des nouvelles sur la mobilité et la transformation du sentiment amoureux: "Quand un homme décide de quitter sa partenaire, il lui explique son cheminement. Elle comprend et contrôle sa tristesse. Elle sait qu’elle ne restera pas longtemps seule, car la circulation entre hommes et femmes est constante et libre." Les nombreux déplacements et déménagements qui perturbent la vie des protagonistes – des petits bourgeois cosmopolites pour la plupart – participent de ce constant bouleversement, vu comme positif. Ainsi une femme explique-t-elle à l’être aimé: "Nous sommes tous des enfants de la terre que nous occupons. Personne n’est venu ici les mains vides. Nous portons éternellement nos bagages. Nous offrons notre histoire en partage dans l’espoir de recevoir le don de ceux des autres. Nous sommes embarqués dans le même bateau. Chacun affirme son lieu de départ. Le monde lui appartient ensuite. Et c’est ce monde-là que j’ai tenté de construire en ta compagnie, fût-il un monde rêvé." N’est-ce pas l’essence même de l’utopie amoureuse de tendre vers un monde idéal où "je" et l’autre apparaissent comme d’éternels compagnons de voyage et de création?
Je regarde les femmes
de Naïm Kattan
Éd. Hurtubise HMH
2005, 350 p.