Fugueuses : L’art de la fugue
Avec Fugueuses, un roman touffu où se croisent de multiples destins, Suzanne Jacob nous présente des femmes fortes qui, au fil du chemin, font face à la musique. Rencontre avec l’auteure.
"Ce ne sont pas des fugueuses au sens de la fuite, ce sont des fugueuses au sens de la sortie, l’issue de la pensée", nous dit Suzanne Jacob. Son dernier roman, Fugueuses, en est un de secrets, de complicités, de solidarité, de fraternité, d’amitié, de combats, de petites et grandes victoires. C’est aussi un roman familial, un roman d’espace où on parcourt des kilomètres et des vies, où on cerne des territoires, où on dépasse des limites, où on saute des frontières, où on vainc des peurs. C’est un roman autant sur la vérité que sur la fiction, sur ce que signifie vivre. "Émilie dit: je me fais du cinéma, c’est ça ma maladie; arrêtez-moi! Ça rejoint cette idée que vivre, c’est faire le récit d’où on est, ce que j’ai déjà dit d’ailleurs dans La Bulle d’encre (PUM/Boréal, 1997). L’expérience est toujours en train d’être prise au fond du langage, sans quoi elle ne semble pas pouvoir se changer en action."
ÉLOGE DE LA FUITE
Si les personnages étaient de vrais fuyards, ce serait dans l’indifférence ou l’insensibilité qu’ils trouveraient refuge. Mais ils sont tout sauf des insensibles. Quelque chose gronde au fond de chacun d’eux et il suffit d’un signe de l’extérieur, "comme un réveil qui vient sonner", pour que tout remonte à la surface, comme par une issue. Les événements intimes ou ceux de l’actualité sont autant de portes de sortie, d’étapes. "Le roman s’appelle ainsi aussi à cause de la fugue musicale. Il y a dans ce livre la famille Piano, les autres qui jouent du violon, et tout le monde se sauve comme dans cette structure musicale qui tend constamment vers la fuite. Mais le mot "fugueuse" est employé surtout au sens des figures de fuite qu’on retrouve, par exemple, dans Les Aventures de Pomme Douly (des nouvelles publiées au Boréal en 1988). Amusée, je me demande parfois si j’ai écrit l’Éloge de la fuite d’Henri Laborit. C’est-à-dire l’éloge de ce qui pousse à ne pas rester à croupir dans une position stagnante; à espérer que les événements soient suffisants et que je n’aie pas à croupir dedans."
LENT DEDANS
Le roman possède un ton, mais il compose aussi avec le ton des personnages, qui tour à tour se font narrateur. La narration, efficace et enlevante, arrive parfois comme une masse, "un peu comme quelqu’un qui parlerait en continu", ou comme un tissu complexe où l’on sent l’auteure autant que les personnages dans une courtepointe de niveaux de langage. Que tout cela tienne de manière parfaitement cohérente et soit parfaitement lisible, voire communicatif, relève du tour de force. "Je me concentre sur l’intérieur, affirme Suzanne Jacob. Au théâtre, on aborde les personnages soit du dehors, soit du dedans, ce qui constitue les deux grandes méthodes. Moi, j’aborde mes personnages à partir du dedans. J’explore donc toute leur organisation par l’écriture et ça y est, je suis dedans, j’explore leur jeu. À partir de là, je découvre le reste: comment ça marche, en quelle année nous sommes, etc. Je suis de la vieille méthode, c’est-à-dire que je ne fais pas de couper/coller. Pour éviter ça, je passe là aussi par l’intérieur, par le monologue intérieur, et c’est là que toutes les fenêtres s’ouvrent. C’est à partir des réflexions de chacun que le roman s’écrit, à partir de ce qui reste de chacun. En fait, c’est ça le livre: ce qui reste."
LE MOUVEMENT DES GLACES
Suzanne Jacob a beaucoup écrit sur l’écriture, Écrire comment pourquoi (Éditions Trois-Pistoles, 2002) témoigne d’ailleurs clairement de la manière à la fois sauvage et réfléchie qu’elle a d’avancer en création. "J’accepte les propositions que l’écriture m’apporte, je me laisse guider par les directions que commande l’écriture. Même que les événements qui surgissent arrivent souvent à me surprendre. Le fait de ne pas faire de couper/coller augmente aussi la capacité logique d’un livre. Cette façon de travailler implique également que je dois tout réécrire depuis le début quand je rencontre un problème."
Ainsi, elle évite que la logique, le ton, le souffle ou le nerf principal qui mène le livre ne tombe ou ne s’échappe. Bref, elle travaille à l’inverse de plusieurs écrivains nés avec l’ordinateur qui composent comme certains musiciens friands de l’échantillonnage. "L’ordinateur est contre la logique du roman, il impose ses propres codes." Elle utilise évidemment cet outil contemporain, mais sa vision globale du roman passe par l’imprimé, par le papier, sur lequel elle relit constamment le travail en cours pour se laisser imprégner par sa logique intrinsèque. "Afin d’assurer la cohérence du ton, de ne pas briser la musique, j’ai besoin de repartir totalement à neuf à chaque nœud rencontré, et je me refuse à insérer quoi que ce soit, sauf au moment des discussions avec mon éditeur; là, un autre type de travail commence."
ROMAN D’ACTION
Les personnages de Fugueuses semblent tous avoir un besoin urgent de conter, de se raconter. Si le destin de cette famille se résume mal sans risquer de dévoiler des morceaux importants de toutes les petites intrigues qui s’entrecoupent sans arrêt, on peut dire qu’il se dégage une forte impression de mouvement, comme s’il s’agissait d’un roman d’action bien qu’on ne fasse que démêler, tout au long de la lecture, les ficelles d’un îlot familial. "Dans la vie, il y a, à mon avis, plus d’action dans la pensée que dehors. L’action est donc intégrée aux pensées des personnages. Je trouve que c’est un roman d’action en ce sens que l’action a lieu dehors, mais le roman est toujours préparé par une activité qui est de l’ordre de la pensée. Les actes de mes personnages sont pris dans la pensée, ils existent dans une interaction entre la réalité et la pensée où il y a encore plus d’action, où les actions continuent d’interagir." Et le roman, en nous, continue de faire son chemin.
Fugueuses
de Suzanne Jacob
Éd. Boréal, 2005, 321 p.