Michel Houellebecq : Présence humaine
Michel Houellebecq est de retour avec La Possibilité d’une île. Son roman le plus efficace, le plus imaginatif, mais aussi le plus noir, le plus grave.
Si vous détestiez déjà Michel Houellebecq, si l’ahurissant tapage médiatique qui l’entoure vous étourdit, si ses récits parfois prophétiques, mais surtout terriblement réalistes – avec ce que cela comporte d’ennuyeux, de banalement triste et d’abrutissant – vous débectent, ne vous approchez surtout pas de son plus récent titre, La Possibilité d’une île. Vous ne le haïrez que plus encore.
Sans doute l’œuvre la plus étoffée de l’auteur le plus controversé de France, La Possibilité d’une île ressasse les mêmes thèses que les romans qui l’ont précédé (Extension du domaine de la lutte, Les Particules élémentaires, Plateforme), atteignant par ailleurs une férocité, une implacabilité que l’auteur n’avait jusque-là atteinte qu’en poésie (on pense au Sens du combat). Cette fois, la déception devant l’échec des humanismes face à la barbarie, et la souffrance due au vieillissement, dans une société qui vénère la jeunesse, prennent une autre dimension, supérieure, allant jusqu’à l’agression du lecteur, plongeant même celui-ci dans un profond état d’affliction.
À cette noirceur parfois insondable, l’auteur oppose aussi un humour bien mieux assumé qu’auparavant, et même la lueur d’un amour possible, puis d’une sexualité qui ne serait pas nécessairement triste. Mais ne nous y trompons pas: ces propositions recèlent une certaine cruauté, comme si Houellebecq voulait élargir le fossé, montrer la possibilité d’un "mieux-être" en même temps que l’inéluctabilité de sa fin, et de la souffrance encore plus profonde dans laquelle chaque échec nous replonge ensuite.
Fataliste, vous dites?
"Pendant la première partie de sa vie, on ne se rend compte de son bonheur qu’après l’avoir perdu. Puis vient un âge, un âge second, où l’on sait déjà, au moment où l’on commence à vivre un bonheur, que l’on va, au bout du compte, le perdre. Lorsque je rencontrai Belle, je compris que je venais d’entrer dans cet âge second. Je compris également que je n’avais pas atteint l’âge tiers, celui de la vieillesse véritable, où l’anticipation de la perte du bonheur empêche même de le vivre", expose, en ce sens, le principal narrateur de ce roman à plusieurs voix, Daniel 1.
Daniel est un humoriste français dont l’énorme succès repose sur la controverse (on lui doit notamment des spectacles aux titres ravageurs, tel On préfère les partouzeuses palestiniennes, et des films aussi bien nommés, genre Broute-moi la bande de Gaza). Sorte d’auto-caricature de l’auteur qui, on se souviendra, a été poursuivi en justice pour avoir affirmé au magazine Lire que "l’islam, c’est quand même la religion la plus con", Daniel se comporte en touriste dans sa propre vie, ne se laissant toucher par rien (pas même par le suicide de son fils) jusqu’à sa rencontre avec Isabelle, son premier amour, cependant imperméable au désir charnel, ce qui contribuera à faire péricliter leur union.
Accablé par cet échec, Daniel cède à la curiosité et se met à fréquenter les membres d’une secte appelée élohimite – calquée sur la secte raëlienne -, promettant la vie éternelle à ses adeptes grâce au clonage.
Aussi, en contrepoint à cette narration principale, ce sont ses clones, Daniel 24 bientôt suivi de son incarnation subséquente, Daniel 25, qui viennent commenter ce récit d’une vie pitoyable depuis un futur lointain, parfaitement apocalyptique, plongeant le roman dans une fascinante science-fiction qui, au fil des pages, prend une importance capitale.
Au-delà de la clameur médiatique, des essais ou biographies sur l’auteur, de la polarisation de la critique (qui crie tantôt au génie, tantôt à l’imposture, les deux positions étant fortement exagérées), de la supposée apologie du clonage et du fric que sa maison d’édition Fayard a fait pleuvoir pour l’attirer dans son giron, il y a un roman.
Pas un grand classique. Houellebecq n’est ni Céline (quoi qu’il en dise), ni Balzac (quoi qu’en disent ses hagiographes). Ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des auteurs les plus importants de notre époque, et cela, parce qu’il dit une réalité terrifiante, qu’il observe nos sociétés en soutenant le regard du pire.
Mais surtout, tout au long de La Possibilité d’une île, on sent un récit porté à bout de bras, avec courage, et une réelle tentative de raisonner cette impossibilité de vivre dans un monde hostile. Houellebecq s’interroge à savoir si la valeur de l’existence ne tient pas justement à l’urgence que lui confère l’inéluctabilité de la mort, ou si, au contraire, le seul objectif serait de rester vivant. Coûte que coûte.
Aussi, dès le départ, il inclut le lecteur dans sa tentative de raisonnement métaphysique, ne lui posant qu’une seule question, terrible, qui le guide tout au long du roman: qui parmi vous mérite la vie éternelle?
La Possibilité d’une île
de Michel Houellebecq
Éd. Fayard, 2005, 485 p.