Véronique Ovaldé : Maux d'enfant
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Véronique Ovaldé : Maux d’enfant

Véronique Ovaldé oppose l’idéalisme enfantin à la réalité crue des adultes dans un quatrième roman intelligent et déconcertant: Déloger l’animal.

Rose a 15 ans mais paraît beaucoup plus jeune que son âge, tant de corps que d’esprit. Ses parents l’obligent à fréquenter une "école spéciale" où elle se rend chaque jour et qui pourrait tout aussi bien s’adresser aux surdoués qu’aux fous furieux. Entre cet "Institut" et l’appartement familial, où elle passe son temps à soigner les lapins du clapier installé sur la terrasse, Rose voue une admiration sans borne à sa mère, élégante vendeuse de glaces dont la perruque blonde camoufle un crâne brûlé lors d’un mystérieux accident. Désirant conserver l’amour de cette femme, la jeune fille se jette un jour par la fenêtre, geste auquel elle survit miraculeusement. Le lendemain toutefois, sa mère disparaît et, devant la passivité de son père, Rose entreprend d’inventer un passé à sa mère, un amour de jeunesse tragique marqué par la pyromanie, dont elle-même serait le fruit.

Romancière française dans la jeune trentaine, Véronique Ovaldé échafaude une œuvre minutieuse, éloignée des courants parisiens à la mode et inaugurée en 2000 avec Le Sommeil des poissons, suivi par Toutes choses scintillant et par Les hommes en général me plaisent beaucoup. Une œuvre vaguement apparentée au réalisme magique, où l’utopie, le miracle, le mirage et le vertige côtoient le prosaïsme, les préoccupations terre-à-terre des hommes et de la société. Avec sa variation sur le thème d’Alice au pays des merveilles, Déloger l’animal est de cette même encre, sa qualité première consistant à nous secouer dans nos habitudes de lecture. Secousse qui débute dès cette trompeuse page couverture où la violence et la modernité du titre s’opposent à l’illustration de Marion Peck, dont le style naïf appartient au domaine des livres pour enfants.

La confrontation entre le mensonge et la vérité domine ce roman qui met en scène le contraste des points de vue. Rose refuse d’ailleurs généralement d’entendre celui des adultes. Lorsqu’une voisine lui révèle que son père n’est pas vraiment directeur de cirque, elle ne peut que "fermer les écoutilles": "Si ce n’est pas un cirque, comment vais-je appeler mon père, comment vais-je parler de lui puisque je le nomme toujours le directeur du cirque?" Lorsqu’elle apprend qu’il dirige en fait un "cabaret du nu", Rose s’interroge sur l’ignorance dans laquelle l’ont maintenue les adultes: "Pouvaient-ils imaginer que sur mon échelle des possibles un cirque était un lieu plus favorable, plus irréprochable, plus rassurant qu’un cabaret du nu?" Tout n’est donc affaire, ici, que de confort face à la réalité, de distance entre celle-ci et l’imagination. Une scène cruciale en ce sens, et rappelant de nouveau le conte de Carroll, nous montre Rose, grande fille, qui s’amuse avec le service à thé de poupée de sa petite enfance: "J’éprouvais un vertige indéfinissable en me servant de ce service à thé microscopique, je me sentais absolument désespérée comme si je me trouvais devant ma propre incapacité à être en adéquation avec le monde et je me délectais de ce déchirement."

Si la littérature contemporaine a tendance à surexploiter le narrateur enfant (de J.D. Salinger à Michel Tremblay), Véronique Ovaldé évite les pièges que renferme ce procédé, tels que l’illusion de l’innocence originelle qui appelle en sous-texte des pseudo-vérités du type "la vérité sort de la bouche des enfants". Pour que s’effondrent les scénarios enfantins et leurs certitudes, élaborés afin d’éviter de souffrir, une parole captée au hasard d’une conversation entre adultes suffit souvent chez Ovaldé. Il en est ainsi lorsque, à la fin du roman, Rose apprend la véritable cause de la disparition de sa mère et doit reconnaître les limites de son imagination. Étonnante chute romanesque qui amène le lecteur lui-même à distinguer la part de la réalité de celle du rêve.

Déloger l’animal
de Véronique Ovaldé
Éd. Actes Sud / Leméac
2005, 166 p.