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Aller mal à la shop

Ma shop donne sur le boulevard Pierre-Laporte. Il suffit que je lise le panneau "boulevard Pierre-Laporte" pour me figurer la quantité de shops, toutes remplies du même monde, sur cette même route au nom du gars qui a fini sa vie dans une valise de char. Comme si les détenteurs nous engueulaient tous: "Travaillez asteure, gang de calisses!" en nous matraquant ce nom, pour qu’on s’en rappelle comme d’un péché collectif. Pour l’imprimer dans notre subconscient et qu’il refasse tranquillement surface pendant qu’on se fend le cul le long du boulevard des rêves brisés, après avoir fait son petit bonhomme de chemin moralisateur dans nos esprits. Mais Max, qui me mène à l’ouvrage avec le plus grand déplaisir, ne me laisse jamais le temps de laisser aller mes pensées. Il tire son petit char au maximum, faisant parfois même jouer de la bonne musique pour agrémenter la course. Green Day même, parfois. J’essaie de détendre l’atmosphère en commentant les banalités qu’on ne cesse de croiser sur les routes de notre bled. Tiens, c’est quoi ça? Une néon rouge tapissée de flammes jaunes, même couleur à l’arrière pour l’aileron disproportionné: c’est beau parce que c’est cher. Ça me rappelle un commentaire plein de sagesse qu’avait lancé Marc au sujet d’un bicycle, alors que j’étais contorsionné dans le fond de son gros ford:

– Quand tu le vois en personne le gars, qu’il disait, tu lui dis "Beau bicycle man!", mais entre nous autres, là, yé laid en tabarnak son bicycle. Tsé, entre nous autres, on peut se l’dire…

Avec pourtant une même dose d’ironie et de passion dans le discours je tente de critiquer la guimbarde granbyenne qui passe là, mais mon appréciation ne paraît pas plaire. Ça doit être trop vrai pour être drôle. Max s’est probablement dit que je peux bien fermer ma gueule, moi qui n’ai pas de char. J’ai pas de char, c’est vrai. C’est pas drôle. Ça m’apprendra à copier le style des autres.

En arrivant à la shop on s’est mis à s’obstiner sur le goût du sperme. Les vieux, fédéralistes, arguaient que c’est une vraie cigüe; les jeunes, nous autres péquistes, étions fantasques, n’ayant pas encore perdu nos illusions, espérant encore que le nectar ait une saveur commode. Tolérable du moins. Histoire de réaliser nos rêves, dans lesquels de jeunes demoiselles se tirent par les cheveux pour obtenir le droit de traire une fontaine de jouvence. Les fédéralistes n’aiment pas le goût du sperme. On s’était rassemblés à la cafétériat, aussi grande qu’une demi-classe de cégep, vieux et jeunes, anglais et québécois: on se serait cru en Yougoslavie. Max, cette fois-là, régnait comme un tito: les vieux – plusieurs desquels avaient fait l’infanterie napoléonienne, apparemment – l’amenaient en terrain découvert. "Ça a l’air que c’est pas si pire", qu’il disait, le jeune, qualifiant le fameux curare, emporté malgré les sages paroles.

– Ah oui? répétaient les gars. Tu devrais demander à Nathalie…"

Par la fenêtre on la voyait qui arrivait, encore innocente du gangbang de tous les embarras qu’une bande de pervers pourrait lui causer.

"Demande-lui!" insistaient les vieux.

Max paraissait hésiter alors que la créature pénétrait la cafétériat, mais son ground lui revenait vite, c’est un homme après tout: "Heille, Nathalie, on se demandait ça, nous autres: qu’est-ce que ça goûte le sperme?"

(Comment on en était arrivés à un sujet d’une telle nature je ne sais pas. J’appelle ça la "dégradation progressive de l’objet", processus collectivement inconscient qui consiste en une descente de plus en plus accentuée de l’objet de la conversation jusqu’à ce qu’il atteigne un niveau plancher, dans lequel seules les notions les plus primaires peuvent parvenir. Incluant évidemment, mais ne s’y limitant pas, le goût du sperme. Interrogation légitime tout de même. Pas si difficile à répondre néanmoins, du moins pour tout scientifique moindrement impliqué dans sa recherche. Mais je ne suis ni scientifique ni impliqué dans la recherche.)

Le shift débute avec Joe Dassin: "Et si tu n’existais pas j’essaierais d’inventer l’amour", qu’impose Cité Rock Détente à pleins speakers partout dans la shop. C’est comme du rock, mais t’écoutes ça pour te détendre. Il faut en brailler. Pourtant. On est loin d’inventer l’amour. "J’essaierais d’inventer le kama sutra" serait déjà une nette amélioration. Je veux dire, tant qu’à être sur le sujet. Et les heures qui meurent en prenant tout leur temps, expiant là-dessus. Je n’aimerais pas crever à petit feu en écoutant Disco Duck, un peu comme je le fais là. Ça ajouterait au supplice de la goutte me semble-t-il. Même sur les airs de ce classique d’Haddaway, What is Love, le goulag reste le goulag. En fait, même cette version ukulélé d’une chanson saveur vingt-quatre-juin des Cowboys Fringuants n’est pas endurable. Ce misérabilisme me tue. Et le vingt-quatre juin, je n’ai encore aucune idée de ce que je ferai. Mais je serai pacté lorsque je le ferai.

Camionneur est le métier le plus répandu au Québec. J’ai lu ça quelque part. Nous habitons un pays à la géographie excessive, dont l’économie se retrouve structurée sur la route: ainsi donc, les bourrés aux amphétamines qui sillonent l’autoroute constituent la race dominante des nôtres.

On enterre nos heures à la demi-heure de lunch: Stéphane, coursier occasionnel, un inconnu, se joint aux funérailles. Parce qu’une shop n’est pas une shop si les truckers n’y affluent pas. Et que ces derniers aiment s’intégrer comme on s’intègre à des gens qu’on ne reverra pas.

Car c’est bien connu: toutes les jeunes filles tournant des boulettes dans les cafétériats portent la barbe. C’est pourquoi nous n’avons que des machines. Beaucoup argueraient que le nombre très limité d’employés dans la shop rendrait l’entreprise déficitaire, mais ma théorie me semble autrement plus crédible. Pense-y. La femme à barbe est une main-d’oeuvre fortement prisée dans la Yamaska, créant une véritable situation de chômage structurel. De sorte qu’elles sont remplacées par d’hygiéniques machines distributrices, dans lesquelles Stéphane le camionneur affamé se magasine un souper: "Osti ya pas de fourchette avec ma lasagne." Il se tourne vers Nathalie qui lui en offre une, propre. Il la regarde manger comme une devadasi: "Je préférerais celle que t’as lichée. Prends la propre pis donne-moi celle que tu manges avec." Mais Nathalie ne répond pas. Il insiste: "Si tu l’as lichée, j’la veux. Criss, moi si une femme l’a lichée j’la veux – c’est une bonne chose, non? Chus pas gai! Chus aux femmes, criss!"

Et alors que Nathalie s’éclipse à l’extérieur – vas comprendre les femmes – il baisse le ton, livrant sa performance à un auditoire plus restreint: "L’autre jour ch’t’allé coucher chez Véronique. ‘Était fatiguée – j’y ai crissé ma graine dans’ face: "Come on la plote!""

Dave, mon très jeune boss anglophone, poursuit la conversation: "T’as-tu une blonde toi?

– Moi j’ai une blonde pis une maîtresse.

– Ah ok…

– Juste une c’est pas assez. Véronique – c’est ma maîtresse – c’t’une osti de cochonne. Quand je couche par icitte c’est là que je dors. J’arrive chez elle à minuit, ses p’tites dorment, pis la v’là qui s’lève pis a en veut tout de suite. Une vraie crisse de chatte mon gars. Le cul y lève – comme une chatte en chaleur, tu verrais ça, mon gars, miaoooou! comme une chatte. L’autre soir je voulais rien savoir, j’étais écrasé mort sur le divan – a m’a mis son minou dans’ face. Broute, criss! J’voulais rien savoir."

Alain, à côté de moi, est médusé: "Tu voulais rien savoir? J’aurais pas cru qu’un homme pourrait refuser du sexe…

– Bin mon gars, baise deux trois fois par jour pendant dix ans pis tu m’en reparleras. J’ai pu vingt ans, moi-là, faut que j’me repose de temps en temps. Un gars, un m’mam’né, faut qu’y slaque."

Sur cette sage morale le silence tombe. C’est l’entracte. On se concentre sur la nourriture qu’on avait quelque peu délaissée. On préssent le retour de l’artiste. Il achève déjà sa lasagne micro-ondes "qui se laisse manger" puis recense le territoire: comme le shift, la cafétériat est déserte. Son regard se pose sur moi, évidemment: "Tiens un nouveau!"

Alain se prononce encore: "Il est pas nouveau… Ça c’est ce qu’on appelle un étudiant.

– Ouais bin t’es tout un frisé mon gars! Ma fille aime bin les beaux frisés comme toi."

Là j’interviens. C’est vrai: mes cheveux sont plus longs qu’une heure d’overtime. Mais on parle quand même de quelque chose qui m’intéresse: "Elle a quel âge ta fille?

– Ma fille a quinze ans pis ‘a suce des graines.

– Ok…

– Pis c’est même pas moi qui l’a forcée à m’en parler! A m’a toute conté ça. Tsé, quinze seize ans, quinze seize là, c’est pas mal l’âge où ils commencent à jouer avec ça. Quinze seize, là – Elle ‘a branle des gars. L’autre jour ‘a branlait un gars pis ‘a toute reçu dans’ face. J’y ai dit! – j’y ai dit: "Tasse-toé de d’là! …ou bin ouvre ta bouche." Crisse faut bin que j’lui explique. Y savent pas trop comment ça marche à cet âge-là…

– Ta fille te conte ça?

– Ouais mais tsé avant c’était moi qui avait sa garde facque on se parle en masse. Facque c’est ça: toutes ses amies fourrent mais pas elle. Je l’sais, ‘a me l’a dit."

Et déjà la cloche qui nous rappelle le devoir. Il est neuf heures. Se lever tranquillement. Prendre tout le temps qu’il faut en se traînant jusqu’aux lifts. Remettre le harnais, embarquer dans le picker. Je suis assigné à la zone 140. J’aime le 140. C’est dangereux. Il faut conduire un lift bateau, capable de monter à des hauteurs vertigineuses – c’est pourquoi le harnais. Et c’est excessivement ingrat à conduire. La direction est absente. Presque bons à refiler à l’armée canadienne, les lifts. Et c’est en ridant ça que je chante à tue-tête Judy is a Punk et parfois Sang d’encre en espérant enterrer Cité Rock Détente, en espérant que mon picker se transforme en picker à voyager dans le temps grâce à un convecteur temporel trouvé sur une palette au niveau le plus élevé dans un détour de la rangée 3 où le soleil souverain aurait guidé mes pas dans l’espoir de voir la fin de cette soirée, de cette putain de longue soirée.

Jusqu’au dernier chant de la cloche: le shift est terminé. Alors d’aucuns, se tenant prêts à ce moment fatidique depuis déjà d’innombrables minutes, placotant en meutes tapies près des sorties, se précipitons vers la porte. C’est une retraite complètement désordonnée, abandonnant tout le matériel, canons et munitions, au quart suivant. Les membres permanents au club des défaitistes quittent l’assemblée.

En sacrant le camp de la shop on s’est mis à s’obstiner sur la grandeur du Canada: "Bin voyons Alex, le Canada c’est bin plus grand que la Russie!

– Bin non! Qu’est-ce tu dis là! La Russie ça inclut tout le nord de l’Asie, c’est vraiment, vraiment grand…

– Ça c’était avant! Quand c’était l’autre affaire, là…

– L’URSS?

– C’est ça, l’URSS… mais asteure la Russie c’est devenu tout p’tit… plus petit que le Canada…

– Ben voyons, la Russie contemporaine est restée immense! Elle a juste perdu le Kazhakstan et quelques républiques en Europe de l’Est pis dans le Caucase… Ça reste beaucoup plus grand que le Canada! De toute façon ça donne rien de s’obstiner là-dessus…"

La conversation s’interrompt. Ça donne rien, effectivement. Je pourrais revenir le lendemain avec les chiffres précis: la Russie actuelle occupe une superficie de 17 075 200 kilomètres carrés, contre 9 984 670 kilomètres carrés pour le Canada. Ce serait totalement enfantin et le problème fondamental resterait entier. Sur le boulevard Pierre-Laporte, Max bat sa Hyundai jusqu’à chez moi. On a assez gravé nos noms dans les pages de l’histoire pour aujourd’hui. Demain on recommencera.