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Aube

L’éclairage était trop cru. La cuisse, qu’elle avait forte, mobilisait trop de pixels.

Fallait élaguer, diminuer. En somme, cacher. On fit placer l’homme sur le ventre de la femme. Avec les draps cachou en satin qui plissaient sur la jambe de Carla, la chair qui était de trop disparût. Un blush rapide, l’ajout d’un filtre à l’éclairage et c’était reparti. La caméra pouvait enfin faire son travail.

-Je veux de l’intimité maintenant. Vous êtes seuls, vous oubliez tout. On reprend..

La voix du réalisateur se faisait douce mais de cette douceur qui tranche.

Le follow spot pris une teinte rosée, les ombres se dissipèrent. Le couple semblait revivre. Un semblant d’humanité.

-Carla, tu avances l’épaule gauche mais en gardant le coude droit en place. Jean-Guy (quel prénom insignifiant se répétait le réalisateur), ta main va descendre jusqu’au pubis de Carla…lentement..parfait! Coupez.

-On dégage le plateau. Sauf les essentiels : maquilleuse, perche, caméra, script et moi…Le capteur de chaleur fonctionne? On installe la caméra stylo et on plonge. Façon de parler, ajouta Soap, le réalisateur. Il avait hérité de ce surnom après avoir réussi à augmenter de 38% les ventes d’un détersif grâce à une publicité audacieuse.

Soap était presque allongé entre le couple et lui suggérait des poses, des regards, poussant même l’audace de quelques gémissements.

-Pour le reste, vous faites ça le plus naturellement du monde. Prenez votre temps. L’équipe est réservée jusqu’à 6 h demain matin.

Au petit jour, tout était fini. L’équipe de Soap avait immortalisé sur une puce bourrée de 1 et de 0 l’instant même où la vie s’était formée.

-Tu sais qu’on a réussi le plus beau coup du siècle? Capter l’origine de la vie " live "!

-Et sous quatre angles différents, renchérit Soap.

-Combien tu penses qu’on peut en tirer, si on tient le coup pendant une dizaine d’émissions, demanda l’assistant?

-C’est la cote d’écoute qui va décider. C’est elle qui est à l’origine de tout, non?

-Tu es diabolique.

-Est-ce que tu acceptes que le diable paye une autre tournée de cognac?

L’équipe de Soap n’eut aucun mal à soutirer le maximum de la chaîne publique de télévision, les " rushes " étaient absolument captivants. La caméra avait tout saisi, jusqu’au moment du contact. L’instant rouge où les molécules se sont soudées, puis multipliées. Les fibres en pulsion dans un liquide chaud, magnétique, sulfureux presque.

Evidemment, pour la netteté, fallait repasser..

Le spectateur ne pourrait distinguer les détails de cette fusion biologique mais l’imagination comblerait le flou visuel.

Soap savait que la communion de la semence humaine avait déjà été filmée en laboratoire. Mais cette fois, l’homme et la femme avaient un visage. Et les cellules qui s’activaient sous les yeux des téléspectateurs portaient un nom : Aube.

Avec l’aide d’un gynécologue et d’une fabuleuse équipe de techniciens, grâce à des caméras miniatures si fines que la primipare ne ressentit rien, la fusion cellulaire s’effectua au premier essai.

Pendant les 3 premières émissions, le couple fut présenté. Les gens pouvaient les suivre au travail, dans leur quotidien et, évidemment, dans la chambre à coucher. Carla expliquait pourquoi elle acceptait de s’exposer ainsi.

-Quoi de plus beau que d’immortaliser la conception d’un enfant! répétait-elle. Pour notre enfant, ce sera le plus bel album de souvenir!

Les résultats furent immédiats. Trois millions de personnes regardaient l’émission le soir où l’enfant fut conçu.

Par la suite, les spectateurs auraient la chance de voir le fruit de cet accouplement en direct.

Carla et Jean-Guy se retrouvèrent à nouveau sous les projecteurs lors de l’accouchement. Tout fut immortalisé dans les moindres détails.

Aube, cet enfant aux cheveux d’or, vint au monde devant trois millions et demie de personnes. Elle était devenue l’enfant du peuple.

Puis tout cessa.

Le réalisateur avait déjà en tête la série qui suivrait, le documentaire, les droits internationaux, les redevances sur les publicités mais le producteur le stoppa net dans ses élans.

-Tu arrêtes tout. Tu reprends dans 10 ans. L’affaire va nous rapporter 100 fois plus. Entre-temps tu gardes la main, tu t’amuses à faire des films d’auteurs.

-Faut au contraire écrémer la vache pendant qu’elle produit, suppliait Soap. Qui sait comment le marché réagira dans 10 ans?

-Regarde la courbe, Soap. Les gens vieillissent vites, les quinquagénaires seront bientôt majoritaires, de plus en plus conservateurs et inquiets. La nostalgie les tient par la gorge.

Tu leurs sers " Un homme et son péché ", " Spiderman " , " Ma Sorcière bien-aimée " et quelques rigodons à la sauce moderne puis ils en redemandent!

Dans 10 ans, ils vont craquer. Crois-moi.

Un blocus fut imposé autour du bébé national et de ses parents. Pendant 10 ans, impossible de voir le visage de l’enfant conçue sous les projecteurs. Le secret fut hermétiquement gardé, bien que cela exigea une très grande créativité et beaucoup de cruauté.

Pour brouiller les pistes, Aube dû être séparée de ses parents pendant un an, le temps de leur rebâtir des identités, de leur trouver de nouveaux emplois, de réécrire leur vie.

Aube échappa ainsi pendant dix longues années à l’oil de la caméra, qui, pourtant,

l’avait vu naître. Elle grandit seule, mais à l’abri des privations. Elle connaissait son histoire, mais sa gloire passée ne lui avait jamais été utile. En fait, sa vie avait été encore plus terne que la plus morne des existences.

Sur le plateau où l’enfant du peuple devait faire son apparition, 10 ans plus tard, la fébrilité avait fait place à l’excitation, qui lentement, se transformait en frénésie.

Un sondage prévoyait qu’au moins 4 millions de personnes regarderaient ce happening.

Plus tard, on appris que 4,2 millions de paires de yeux avaient assisté au retour

de la jeune fille. Les cyniques l’appelaient " la chose ", mais la plupart parlait de " notre bébé ". On se l’était appropriée.

Lorsque le rideau s’écarta, une magnifique jeune fille apparut sur le plateau, des fils d’or autour d’un visage aux traits fragiles mais harmonieux. Elle souriait, tenant nerveusement un fourre-tout sur son ventre. La nation était aux abois.

On aurait dit qu’elle cherchait l’oil de la caméra, naturellement. Atavisme, souvenirs enfouis qui sourdent instinctivement?

L’animateur applaudissait, larme à l’oil, en l’invitant à venir à ses côtés. Mais l’enfant semblait ne plus vouloir coopérer. Elle s’avança. Sortit un couteau à cran de son sac. Puis s’en infligea un coup net, au bord de la gorge. La carotide céda et un sang rouge pulsa tout à coup de ses longs cheveux blonds.

Le preneur de son entendit faiblement la fillette qui prononçait :

-Est-ce que ça tourne ? Ca tourne?

Puis, dans les écouteurs du caméraman, quelqu’un cria : La 4, tu dors? Zoom, zoom.!