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CAUCHEMAR

Yanick appuie lentement sur le piston de la seringue et le speed pénètre la veine. Il souffle de satisfaction. Moi, je me contente de fumer un restant de crack. La chaleur de cette soirée de juillet fait resurgir une odeur écourante de vinyle dans la vieille Ford que nous avons volée en fin d’après-midi.

– On n’aurait pas dû se défoncer avant de faire le coup, dis-je avec des remords tardifs.

Yanick éclate d’un grand rire puis rétorque :

– Tu capotes pour rien, Vincent. On s’prépare pas à attaquer un fourgon d’la Brink’s, mais un p’tit dépanneur. Y a même pas de caméras de surveillance, fait que, on se calme !

C’est vrai, je suis nerveux. C’est la première fois que je commets une attaque à main armée. Heureusement, Yanick est plus expérimenté que moi.

– Dans dix minutes, on va avoir récupéré ma bagnole, pis on va s’acheter du stock pour tripper toute la nuit, poursuit-il d’une voix ferme. Casse-toé pas la tête, j’m’occupe de tout !

Il dénoue de son bras la corde qu’il avait utilisée pour faire saillir la veine et la lance sur la banquette arrière.

– On y va ! Show time ! annonce-t-il d’un ton enthousiaste.

Nous descendons de la Ford et traversons le stationnement. J’ai la bouche sèche et mon cour bat fort. Yanick pousse la porte vitrée et nous pénétrons dans le dépanneur. Nous montons l’allée centrale bordée d’étagères de produits alimentaires. Nous aboutissons au comptoir derrière lequel une jeune fille d’environ seize ans, mon âge, s’affaire à remplir le présentoir à cigarettes. Elle se retourne et son sourire provoque la naissance de jolies fossettes. Une épinglette sur son chemisier nous apprend qu’elle se nomme Myriam.

– Bonsoir, dit-elle d’une voix avenante.

D’un geste vif, Yanick relève son tee-shirt et se saisit du revolver glissé sous sa ceinture. J’imite son geste.

– Le fric, vite ! hurle-t-il.

La frayeur décompose instantanément le visage de Myriam. Ses yeux aux pupilles dilatées fixent le revolver pointé sur sa poitrine et un tremblement la secoue.

– Le fric, tabarnak ! ordonne Yanick avec rage.

Elle recule et donne durement contre le présentoir. Plusieurs paquets de cigarettes dégringolent sur le plancher. Catastrophe ! Un emmerdeur choisit ce moment pour franchir le seuil. Il s’arrête brusquement et sa bouche dessine un " O " de stupéfaction. Tout le monde fige pendant un court instant. Les traits de Yanick se crispent. Merde ! il va tirer sur le type ! La détonation claque sec. La balle traverse la vitrine et de larges morceaux de verre atterrissent sur le sol et s’émiettent dans un bruit cristallin. Le client détale pris de panique. Myriam s’accroupit et enveloppe ses courts cheveux blonds de ses mains.

– On s’rait mieux de s’en aller, dis-je d’une voix blanche.

Yanick pousse un grognement et contourne à la hâte le comptoir. Il s’installe devant la caisse enregistreuse et appuie fébrilement sur les touches du clavier.

– Sors ! gueule-t-il en s’adressant au tiroir.

Soudainement, la porte métallique donnant sur la pièce servant d’entrepôt s’ouvre brusquement. Un homme, Pakistanais ou Hindou, surgit en brandissant un bâton de baseball.

– ‘tention ! que je m’égosille à l’intention de Yanick.

Il se retourne à temps pour voir l’homme abattre le bâton. Il s’incline et l’esquive lui permet d’éviter le pire, mais le bâton effleure le côté gauche de son crâne et termine sa trajectoire en frappant le comptoir. Yanick recule gauchement de quelques pas et tend le bras. Il tire deux fois. L’homme titube et lâche le bâton. Il regarde avec étonnement les deux taches rouges qui s’agrandissent sur son gilet gris. Puis il s’effondre.

– T’aurais pas dû, que je balbutie.

Yanick relève brutalement Myriam. Le regard de la jeune fille ne se détache pas du corps qui gît à ses pieds. Son visage a un teint d’albâtre. Le mien doit également être de la même couleur !

– Ouvre le tiroir ! martèle Yanick qui grimace tout en se frottant du bout des doigts l’endroit où le bâton l’a touché.

La jeune fille appuie nerveusement sur deux touches et le tiroir coulisse hors de la caisse enregistreuse. Yanick s’empresse de remplir ses poches de billets. J’entends le bruit d’un coup de frein qui parvient du stationnement. Ma panique augmente d’un cran.

– On doit partir, Yanick !

Nous laissons Myriam catastrophée et nous nous dirigeons au pas de course vers la sortie. Yanick stoppe brusquement sur le seuil.

– Hostie ! murmure-t-il.

Le client agressé a stationné son auto perpendiculairement à la nôtre nous empêchant ainsi de fuir.

– La porte de réception ! glapit Yanick en tournant les talons.

Je remarque seulement à cet instant qu’une traînée de sang sillonne son front. Je lui emboîte le pas et, en contournant le comptoir, je ne peux m’empêcher de ralentir ma course pour jeter un coup d’oil furtif sur l’homme étendu au sol. Il baigne dans une mare de sang. Myriam est agenouillée près de lui. Yanick pousse les deux battants et nous débouchons dans l’entrepôt encombré de marchandises. Nous nous précipitons vers la porte métallique. Une déception nous y attend. Une chaîne cadenassée verrouille la porte.

– Shit ! s’exclame de dépit Yanick.

Le son d’une sirène nous confirme l’arrivée prochaine des policiers.

– On n’aura pas l’temps ! constate Yanick sur un ton paniqué.

Tout en rebroussant chemin, je lui suggère :

– On devrait se rendre.

Il s’arrête près du comptoir et me regarde d’un oil mauvais.

– Pas question de m’rendre ! J’ai tiré sur quelqu’un !

– Justement, on a avantage à c’qu’il meure pas, que j’insiste.

Yanick se penche sur le type, puis lâche un juron. Non, ce n’est pas vrai ! Nous avons un cadavre sur les bras ! Maintenant, devant le dépanneur, plusieurs gyrophares tournoient et lancent leurs lueurs rouges et bleues. Nous sommes coincés comme des rats ! Yanick s’empare de Myriam toujours prostrée et la force à se mettre debout.

– On va s’en sortir, crois-moé ! rage-t-il.

Utilisant Myriam comme bouclier, nous avançons vers la porte principale que nous avons tôt fait d’atteindre.

– On a une otage ! crie Yanick en tenant le revolver sur la tempe de la jeune fille.

Quelques secondes défilent dans un silence brisé par le grésillement des radios émanant des voitures de patrouille. Puis une voix se fait entendre.

– On reste calmes, les gars !

Rester calme ! J’ai les jambes qui flageolent !

– Est-ce qu’il y a des blessés à l’intérieur ? s’informe le policier.

– Non, répond Yanick.

Ce n’est malheureusement pas un mensonge ! Mon complice poursuit :

– Vous allez dégager notre auto, pis vous allez disparaître. On emmène la fille avec nous autres. On va la relâcher quand on va être certains qu’on n’est pas suivis. Vous avez deux minutes ! Let’s go !

Yanick se retire de la porte pour se mettre à l’abri. Il tient toujours fermement Myriam. Elle pleure et son corps est agité de soubresauts. Je m’approche de Yanick et je lui chuchote :

– J’pense qu’on est en train de compliquer notre cas.

– D’la marde ! Yé pas question que je moisisse en ‘dans quinze ans !

Je jette un regard prudent sur la rue. Les policiers quittent l’endroit. Ils ont sûrement relevé le numéro de notre plaque et se préparent à nous suivre discrètement. À la première occasion, des tireurs d’élite vont nous descendre ! Je reprends ma position en lâchant un soupir. Nous attendons encore une longue minute, puis Yanick s’écrie :

– On y va !

La rue est déserte. Nous nous installons tous les trois sur la banquette avant, Yanick derrière le volant et Myriam assise entre nous deux. Yanick démarre et quitte le stationnement sur les chapeaux de roue. Il roule un long moment à toute vitesse puis, soudainement, exécute un virage risqué qui lui vaut plusieurs coups de klaxon. Nous fonçons maintenant vers le nord sur une route moins achalandée. Après cinq minutes, il bifurque sur un chemin de terre qui traverse un boisé de feuillus et de conifères. Le chemin aboutit à un vieux chalet.

– C’est le camp de mon oncle pour la chasse aux canards, me confie-t-il en stationnant près de la cabane.

Il pose son regard sur Myriam et poursuit en me tendant les clés de l’auto:

– Va ouvrir le coffre.

– Laissez-moi partir, s’il vous plaît, implore la fille entre deux sanglots.

– Pourquoi pas ? On a pu besoin d’elle, que je plaide.

– Ben, c’est ça ! On pourrait également lui remettre nos empreintes digitales un coup parti ! ironise Yanick. Pas d’niaisage, va ouvrir le coffre !

J’accepte les clés et j’obéis à contrecour. Une détonation me fait sursauter. J’accours vers Yanick et je vois Myriam étendue à ses pieds dans une position étrange. Son front est ensanglanté.

– Qu’est-ce que t’as fait ? que je questionne avec colère.

Il hausse les épaules et réplique froidement :

– C’est mieux comme ça !

Combien de gens ce malade va-t-il encore tuer ?

– Viens m’aider à l’embarquer dans l’coffre, me dit-il d’un ton revêche conscient de ma contrariété.

Cette morbide tâche accomplie, nous entrons dans le chalet dont la porte est déverrouillée. De toute façon, il n’y a rien à voler ici. Tout est à sa plus simple expression. Une vieille table, quelques chaises, deux lits et un poêle à bois coiffé d’un tuyau écaillé. Yanick se dirige vers un lit et se laisse tomber sur le matelas qui empeste le moisi.

– Je suis épuisé, déclare-t-il en se joignant les mains derrière la nuque.

Je gagne le second lit. Je m’étends à mon tour sans toutefois partager la désinvolture de mon complice. Ce gars est dangereux. Je me méfie maintenant de lui. Après un certain temps, je sombre finalement dans un sommeil agité.

Lorsque je me réveille, une aube grise se faufile dans le ciel. Yanick dort toujours. Que vais-je faire de ce tueur enragé ? Et si les policiers découvraient son corps ainsi que l’arme utilisée pour les deux meurtres. Faire croire à son suicide ! Oui, c’est une bonne idée ! Je suis persuadé que cette situation dépouillerait la suite de l’enquête d’une certaine priorité ! Je m’approche de Yanick. Mon cour cogne fort dans ma poitrine. Avec des gestes lents, je prends son revolver glissé sous sa ceinture. Doucement, je le dépose dans sa main que j’amène à sa bouche. Il émet quelques ronchonnements. Je dois agir vite. Il ouvre soudainement les yeux. J’appuie sur la détente. Sa bouche éclate dans un geyser de sang et son corps s’agite de convulsions, puis s’immobilise. Pas question de prendre racine ici. Je franchis la porte à toute allure et, soudainement, la stupéfaction me paralyse. C’est l’auto de Yanick et non la Ford qui est stationnée près du chalet ! Que fait-elle ici ? Les clés sont sur le commutateur d’allumage. Je les récupère et, malgré ma crainte, je m’oblige à ouvrir le coffre. Vide ! Pas de Myriam ! Que se passe-t-il ? Je regagne le chalet en trombe et je fouille frénétiquement les poches du jean de Yanick. L’argent du vol ne s’y trouve pas ! Je regarde son cadavre. Sa bouche est ensanglantée et déformée, mais son front ne porte plus la blessure causée par le bâton de baseball ! Je me laisse tomber à genoux. Nous n’avions pas encore commis le vol. Bourré de narcotiques, j’ai tout rêvé ! Je me retourne et le cadavre de Yanick est toujours là. J’ai tout rêvé, sauf ce meurtre !

FIN