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C’est pour quelle ville?

" C’est pour quelle ville ? "

" Veuillez choisir l’une des trois options suivantes. "

" Vous avez rejoint la boîte vocale de. "

" For English, press one now… "

Ces bribes de phrases résonnaient comme un écho dans le crâne de François Perrini, conducteur d’autobus. Comme si elles avaient été balancées du plus haut des canyons. Ces messages se répétaient sans cesse dans le gymnase vide qu’était devenue sa tête. Cette voix féminine qui, au fil des ans, était devenue si familière aux utilisateurs du téléphone accompagnait désormais François Perrini dans ses moindres déplacements. Il ne cessait de l’entendre, un peu comme une mouche dont on ne peut se débarrasser. Même au travail, elle l’accompagnait :

" Je vous aime, François. Je vous aime. C’était un message enregistré. "

Il délirait, bien sûr.

O

Depuis bientôt trois semaines, François était le nouveau propriétaire d’un téléphone touch tone. Il avait délaissé son vieil appareil à roulette qui, selon ses proches, le confinait à un mode de vie directement tiré du siècle dernier :

– Tu vas voir, François, avec le touch tone, c’est tellement plus pratique ! le sermonnait son frère. Avec cet appareil, tu pourras enfin régler tes factures sans quitter ton appartement. Tu n’auras qu’à suivre les indications enregistrées et, en un coup de fil, tes factures se paieront au-to-ma-ti-que-ment !! C’est génial, non ?!

François avait donc fini par céder à la tentation. Dès le premier jour de ses vacances, il avait trouvé le vénéré bidule, à un prix dérisoire, dans le Chinatown. En branchant l’appareil, une excitation nouvelle avait parcouru tout son corps. Il en avait presque tremblé. Rares étaient les jours où quelque chose se produisait dans la vie de François. En parcourant des yeux les instructions de son achat, il avait eu l’allure d’un gamin assemblant les pièces finales de son dernier jouet.

" Un nouveau monde s’ouvre à moi ".

O

Le bigophone à clavier n’offrait pas seulement la possibilité au propriétaire de signaler un numéro plus rapidement que l’ancien. Oh, que non ! Il vous ouvrait la grande porte de la politesse ! Le tapis rouge. L’univers autrefois interdit. Celui du service par excellence : l’assistance personnalisée !

" Pour le service en français, faites le 1, maintenant. "

François fut d’abord frappé par cette voix harmonieuse : " Qui est donc cette femme au bout du fil ? Qui possède cette voix si. aseptisée " ? Des centaines de questions se mirent à tournoyer dans son esprit. Sans même la voir, il aurait mit sa main au feu que la femme à qui appartenait cette voix si douce était la plus belle créature du monde. Juste par cette façon si neutre et calme d’enfiler les mots les uns à la suite des autres.

Ce que l’on pourrait qualifier d’un coup de foudre avec La femme survint le douze juillet. Alors qu’il s’abonnait, par téléphone, aux services de paiement direct de sa caisse d’épargne, sa voix se manifesta une seconde fois :

" Veuillez entrer les douze chiffres de votre carte, suivis du carré. "

Une érection soudaine le fit raccrocher. Il se mit à rire. de lui. " Les premiers symptômes de l’amour! " lança-t-il.

Ce qui au départ l’amusait devint vite une obsession : dès le lendemain du premier contact avec Elle, il se mit à composer sans arrêt les numéros des plus grands commerces, des chaînes de télévision, des compagnies hydroélectriques. Tout ça dans l’unique but de l’entendre. Elle. Cette diction si parfaite. Ce débit sans anicroche. Or, le mystère persistait toujours : " Mais à qui appartient cette voix si superbement naturelle ? Où se cache-t-elle ? Elle ouvre partout ? Je dois la rencontrer. Elle est celle que j’ai attendue toute ma vie ! Je l’aime. Elle aussi, j’en suis sûr. Je le sens dans son éloquence lorsque je l’ai en ligne. "

À force d’interagir, elle devrait forcément finir par le reconnaître, non ? " Allô, c’est moi, François. " Plus il s’entretenait avec La femme, plus il avait de chance d’obtenir un rancart ! C’était du moins ce qu’il croyait.

Ce fut, à partir de ce moment, ce qui le motiva à se lever tous les matins.

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Une fois les vacances terminées, François reprit son poste de conducteur d’autobus. Parcourant le même trajet depuis les six dernières années, sa routine fut toutefois bouleversée suite à son achat du téléphone touch tone : aussitôt qu’il avait deux minutes, il s’arrêtait à une cabine téléphonique et composait le 411. Il demandait alors un numéro au hasard et à chaque fois : Elle était là.

" Demandez-vous un numéro de résidence ? "

Terminée la limonade ! Sa simple voix le rafrai-chis-sait sur-le-coup ! comme dirait son frère, qui avait la manie de foutre des traits d’union un peu partout dans ses discours. Cette femme était comme une bouffée d’air frais. " Hummm. "

Il remontait ensuite dans son véhicule-transporteur-d’humains, sans que rien ne paraisse. La plupart des passagers, trop affairés à lire ou bien dormir, n’y voyaient que du feu.

Son envoûtement pour Elle s’aggrava dans la nuit du vingt-quatre juillet. Il passa six heures à téléphoner à toutes les lignes gratuites du système téléphonique. " Qui es-tu ? cracha-t-il pendant qu’elle déclamait son menu. Pouvons-nous nous rencontrer ? Aimez-vous les sushis ? " La voix robotisée restait de marbre et continuait son récit appris par cour, sans répondre à ses questions. Cela rappela à François madame Boivert, son professeur de deuxième année du primaire (et premier amour) qui refusait qu’on l’interrompe pendant sa dictée mensuelle. " C’est une coriace, celle-là ! " pensa alors l’amoureux devant le silence de son interlocutrice.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il se rendit compte qu’elle était celle qui justifiait son absence sur son compte de messagerie personnelle :

" Vous avez bien rejoint François Perrini. Après le signal sonore, veuillez laisser vos coordonnées. " Bip !

Voilà ! Elle était sienne. Elle partageait dorénavant sa vie. Pendant qu’il buchait fort à transporter les usagers du transport en commun, elle prenait les messages. Sagement. " Ce genre de femme, on peut les compter sur nos doigts. "

O

La relation entre François et La femme s’intensifia le matin du vingt-six juillet. Sortant du lit, François chercha ses pantoufles, comme à l’habitude. Il regarda à droite, à gauche, sous le lit. Nulle part. Au fond de lui, comme s’il rêvait encore, la voix à laquelle il s’était tant habitué lui susurra :

" Regardez sous la commode, ou restez en ligne. Un agent vous aidera sous peu. "

François fut pris d’un vertige. Il s’appuya contre la table de chevet qui trembla sous son poids. " Mais d’où provient cette voix ?! " Il examina alors le téléphone touch tone. S’en approcha. Ce dernier était bel et bien en arrêt. Il n’était pas en fonction intercom, cette nouvelle touche qu’il avait découvert la semaine précédente et qui lui permettait d’entendre son amoureuse tout en vacant à ses occupations !

" Regardez sous la commode, François. Ou composez de nouveau ", répéta-t-Elle.

Cette fois, ce furent ses jambes qui se mirent à vibrer. C’était bien Elle. " Comment a-t-elle pu faire ça ?! demanda-t-il à haute voix. Comment peut-elle me causer sans le téléphone ? "

" Pour la dernière fois, je répète. Vos pantoufles sont sous la commode. Je sais à quel point votre temps est précieux. Regardez sous. "

Sans perdre une seconde de plus, François se dirigea vers la commode. Ses chaussures d’intérieur y patientaient. Il sentit son cour battre à vive allure. " Mais comment a-t-elle pu ?! "

" Vous m’avez déjà posé cette question, François. Veuillez choisir l’une des trois options suivantes. "

Les yeux de François se remplirent d’eau. Haletant, il s’accroupit puis posa sa dextre sur le plancher de bois. La sueur perlait sur son front. Il perdit conscience.

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" Vous n’avez pas bonne mine aujourd’hui. "

– Ah ! Ferme-la, pour l’amour du ciel !!! jeta François au moulin à paroles qui avait trouvé refuge en lui car, en effet, depuis l’incident des pantoufles disparues, la voix n’avait cessé de le diriger dans ses moindres gestes.

" Vous avez oublié de tirer la chasse d’eau, jeune homme. "

– Non, mais !! Tu vas te taire, oui ?!?

" Département des plaintes. Comment puis-je vous aider ? "

Rien à faire. Elle avait toujours le dernier mot.

O

Les gens qui côtoyaient François Perrini s’inquiétèrent peu à peu de sa condition. Avant-hier, par exemple, ses parents l’avaient invité à casser la croûte avec eux au restaurant " Le fourneau ". Tout au long de la soirée, François avait eu le regard absent. Il clignait des yeux en intimant au silence de bien vouloir se taire.

– Mais à qui parles-tu François ? avait demandé sa mère, bouleversée de voir son fils dans un tel état.

Ce dernier répondait à une autre personne que lui seul semblait entendre. Celle qui avait fait son nid à l’intérieur de son crâne :

" Veuillez, s.v.p., faire un choix parmi leur carte des vins. "

– Laisse-moi !! Fous le camp ! Je veux la paix. Tu vois pas que je suis avec mes parents !!?

Robert Perrini, visiblement intimidé par le comportement de son garçon dans cet établissement qu’il fréquentait régulièrement, s’était demandé s’il était possible d’avoir un ami imaginaire à cet âge si tardif ? Devant la curiosité grandissante des clients qui reluquaient leur cadet se disputer avec une femme invisible, les parents de François avaient décidé de quitter le resto. En franchissant la porte de sortie, François était tombé nez à nez avec un téléphone public. D’un pas sec, il s’était éloigné de l’objet, bousculant ainsi sa mère.

– Mais qu’est-ce que.

En portant une main devant sa bouche, il avait pointé l’appareil comme s’il avait vu le diable en personne.

– Qu’est-ce qu’il y a, François ?! Qu’est-ce que tu regardes comme ça ?! avait voulu savoir le paternel, qui ne voyait qu’un mur décoloré orné d’un vulgaire téléphone à touches.

– Tout est de sa faute., avait répondu son garçon avant de s’effondrer sur le grillage, pleurant comme lorsqu’il était bébé.

" Relevez-vous, François ! Ce n’est un endroit convenable pour faire une sieste ! "

L’homme concerné avait cessé aussitôt de pleurnicher et s’était mit à rire comme jamais il n’avait ri de sa vie.

– HA ! HA ! HOOO !! HA !! Tu peux bien me dire ce que tu veux !! Je m’en fous complètement !! HOOW !!

Troublé devant un tel acte de démence, le père de François s’était dirigé vers le téléphone qui avait tant effrayé son fils deux minutes plus tôt puis avait prestement composé le 911. Après le signalement de l’adresse, papa Perrini avait raccroché, tout doucement, le combiné. Malgré la situation, ses yeux étincelaient. D’un seul coup, il avait eu l’air de filer le parfait bonheur. Sa femme s’en était aperçue.

– Que se passe-t-il Robert ? jeta-t-elle en tentant d’enterrer les rires de son fils, toujours par terre. Pourquoi ce sourire ?!

– Je. Je viens d’entendre la plus merveilleuse des voix.

– Où ?! Quand ? Mais de quoi tu parles ?!?

– Au. téléphone. Lorsque j’ai fait le 911. Elle m’a demandé l’adresse et la raison de mon appel. C’était. merveilleux. J. J’aurais juré la connaître depuis toujours.

– Un message enregistré ?

– C’est insensé, je sais, mais.

– Tais-toi ! Tu es ridicule ! Aide plutôt ton fils à se relever. Voilà l’ambulance.

Pendant que les gyrophares balayaient les grandes vitres du petit restaurant, une foule avait commencé à se dessiner autour d’eux. Le père de François, quant à lui, avait dû monopoliser toutes ses forces pour ne pas recomposer le 911. L’entendre à nouveau. Cette voix. " Mais qu’est-ce qui m’arrive, merde ! " avait-il réalisé en soulevant François dont les rires se transformaient en râlements. L’absurdité de la scène avait ramené le père à la raison. Son cadet avait besoin d’aide et lui ne pensait qu’à téléphoner au service d’urgence pour écouter. Cette magnifique voix.

" Je vous aime, Robert, je vous aime. "

Monsieur Perrini s’était arrêté net, les yeux écarquillés. Autour de lui, le silence était absolu. « Qui vient de dire ça ? »