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Cinq un quatre

Les portes d’Arash Recherche s’étaient ouvertes à moi sur fond de clairons célestes et de guitare électrique. Il n’avait fallu que d’une petite annonce souillée de café sec pour me sortir de cette longue grasse matinée qu’était devenue ma vie. Un soupir plus tard, les cubicules gris me souriaient en rangs d’écoliers, comme des bureaucrates aux dents jaunies et à la cervelle en mouture. La somnolence suintait par le tapis ras. J’avais rêvé d’être un artiste. J’étais devenu solvable. Mes parents pouvaient avaler l’hostie et mon propriétaire, trinquer à ma rédemption.

– Bonjour, mon nom est Cathy d’Arash Recherche, nous conduisons présentement une étude sur les marques de dentifrices chez les personnes âgées.

Elle ne s’appelait pas vraiment Cathy. Son nom était Antoinette-Francine Plantin et elle était martiniquaise. Ça sonnait trop foncé pour la pâte à dents blanchissante. Elle troquait donc chaque soir ses accents insulaires pour un personnage de secrétaire franchouillarde mi-vierge, mi-cochonne. Étrange purgatoire que cet endroit peuplé de trésors humains et de rebus sociaux. Je me situais quelque part entre les deux.

Les sonneries téléphoniques s’étaient enculées comme des lapins jusqu’à ce que mon premier jour ici ne soit plus qu’un souvenir. Poulet, motocyclettes, écran solaire. Le monde du sondage n’avait pour limite que la violence des refus. Je me rappelais vaguement de la formation. Nous déambulions dans les allées désertes sous le frétillement d’une mouche agonisant entre deux néons :

– Le poste un, dans le gros aquarium, c’est le bureau des superviseurs. On peut vous écouter à tout moment, soyez avertis. Pour entrer dans le système, tapez les trois premières lettres de votre nom de famille.

" BRO ". Pour Brossard, pathétique patronyme dont m’avait coiffé mon père. C’était mon mot de passe, et maintenant mon surnom. " BRO ". Comme un rappeur du ghetto, ironique pseudonyme pour un semi-gosse de riche expulsé de la banlieue régionale. " BRO ". C’est tout ce dont je me souvenais de la formation. Ou presque. J’avais aussi retenu rondement l’historique de la boîte, success-story d’un vieil hindou rescapé des ateliers de tapis. Il était venu se venger à coups de salaire minimum sur la jeunesse pourrie de l’Occident qui s’essuyait les pieds sur ses petits frères. Mais ma véritable formation vint quelques jours tard, quand Laura la superviseure se sentit assez intime pour m’entretenir d’utérus et d’organes génitaux :

– La vieille chétive qui sourit, c’est Marie-Marthe. Tu ne trouveras jamais bonne femme plus joviale. Le quinquagénaire à côté, c’est Victor, un ancien banquier qui a eu son quatre-pour-cent en négociant avec une douze. Réinsertion dans le sondage. La grosse en face, elle a couché avec Hugo, juste là. il paraît qu’il a une mini-bite. Sarah fait des doubles pour oublier son bébé mort. Deuxième avortement.

Vipère et amorale, Laura habillait ces charmes de deux cents livres fermes et d’une douce réserve. Elle m’avait aimé tout de suite, séduit sur-le-champ.

Elle ne m’avait jamais parlé de Ragoût. Ghislain Falardeau s’était ainsi rebaptisé le jour où maman l’avait doté d’une guitare. Dès lors, il lançait la carrière de son groupe Ragoût-Démon qui ne connut jamais le succès nécessaire à sa graduation d’Arash Recherche. Le visage heureusement niais derrière sa longue frange défaite, les cuisses gonflées à bloc dans son jean trop serré, Ragoût avait ce quelque chose d’embarrassant qui fait tomber les filles et chatouille les garçons.

– Hé Bro, t’as vu la petite Haïtienne au poste vingt-huit. comment je la prendrais par derrière.

– Elle est martiniquaise.

La conversation sombra naturellement dans une curieuse amitié.

– Toi, les femmes?

– La dernière a enlaidi toutes les autres.

Sournoisement, mon voisin de poste se rendit sympathique, d’érections subites à la station McGill aux frasques de son jumeau héroïnomane, sans oublier la fois où il avait été suspendu de l’école pour avoir vomi sur son bulletin. Sous des dehors de post-adolescent attardé, Ragoût rampait dans son destin en porte-étendard d’une pandémie sociale.

– Tu sais Laura. Elle a une maîtrise en Littérature. Ça fait trois ans qu’elle cherche un boulot. trouve pas. Son père est avocat, il ne lui donne rien. Elle arrondit ses débuts de mois dans la chambre de son prof d’université.

– T’en feras une chanson sur ton prochain démo.

– Faudrait que je loue un studio au lieu de payer mes pintes de lait.

– Tu les achètes au rhum ou tu grises naturellement?

– Toi, Bro, tu fais quoi, tu m’as jamais dit?

– À part me ronger les ongles d’orteils, je maudis les maisons de casting.

– Acteur?

– Pendant deux heures. La productrice m’a mis à la porte pour donner le rôle à son fils.

– Pute. Heureusement qu’on peut compter sur les parents. Les miens ne manquent jamais la prière du dimanche : paresseux, incultes, vous êtes gâtés paralysés.

– Le baby-boom est une bombe nucléaire qui a niqué l’ADN des générations futures.

Ce fut le début d’un long dialogue pamphlétaire dont on ignorait s’il était juste ou simplement cathartique. En deux mois, tout l’étage y avait joint sa complainte refoulée. La révolte gagna Arash Recherche comme une gangrène à la mode. Inoffensive insurrection verbale. jusqu’au jour où Ragoût accrocha F1. Ses yeux gros comme deux vingt-cinq sous d’augmentation, je crus d’abord qu’il s’était échoué sur www.martiniqueporno.com.

– Bro. viens voir.

– Putain. T’as trouvé ça où?

– Je suis entré dans Historique par accident. C’était dans la banque des sondages complétés dans la dernière année.

– " Enquête sur les habitudes sexuelles des fonctionnaires. " " Combien de fois avez-vous trompé votre conjoint(e) dans les six derniers mois? "

– Regarde, il a répondu : " trois fois ".

– " Parmi les réponses suivantes, quelle est votre pratique sexuelle la plus fréquente? "

– " F. Sexe à plusieurs impliquant un animal. "

– Comment est-ce qu’on peut être assez con pour répondre à ça?

– Avoue que tu l’aurais fait, c’est trop tentant. La confidentialité est assurée.

– Mon cul.

– Attends, t’as rien vu. Regarde l’adresse.

Retenir l’exclamation aurait été impossible. Bientôt, les trente-sept employés d’Arash Recherche s’excitèrent autour du poste cinq comme des collégiennes japonaises devant un tamagushi en phase terminale.

– Ving-quatre Sussex.

Un pacte en un regard, Ragoût et moi sûmes que notre vie allait changer. Le voyou rockstar composa d’un souffle.

– Monsieur le Premier Ministre?

– Speaking.

– Vous avez 24 heures pour déposer 750 000 dollars dans le compte 4540. de la caisse populaire, obtenir un contrat d’enregistrement chez Sushi Musique pour le groupe Ragoût-Démon, assurer le premier rôle du prochain J. J. Galant à Daniel Brossard, membre UDA 3853. et embaucher Laura Mercedes Groulx, assurance sociale 283. dans la fonction publique. Sans quoi le pays en entier saura que vous avez trompé la Première Dame trois fois dans des pratiques bestiales de groupe. Au nom d’Arash Recherche, je vous remercie sincèrement de votre collaboration.

Le mantra monotone de la ligne raccrochée emplit l’air de l’étage comme un présage sinistre. Ragoût ne bronchait plus, méditant sur son avenir soudainement travesti. Debout dans l’aquarium, Laura nous lançait son incrédulité inerte, trahissant son crime d’avoir branché l’écoute sur le poste cinq. Les employés l’interrogèrent silencieusement avec l’horreur d’un exorciste.

– À vos postes.

Arash Recherche se remit lentement en branle avec une fausse nonchalance. Le sursis fut bientôt interrompu par la guillotine stridente d’une sirène de police.

– Pourquoi t’as nommé Arash, Ragoût, bon sang!

– J’ai pas fait exprès. C’est l’habitude.

– Gendarmerie Royale. Rendez-vous immédiatement par la porte principale. Les mains en l’air.

Résignés, les téléphonistes se levèrent comme à la messe.

– Non!

Laura nous fusillait d’une poigne irrévocable.

– N’essayez même pas, j’ai verrouillé les portes. Ça fait trois ans que je me tape vos bobos générationnels. Vous vouliez le pouvoir? Vous l’avez. Il nous faut une arme.

Entre les néons, la mouche rendit l’âme.

– J’ai toujours ma douze dans mon sac.

Cette révélation choqua l’assemblée, d’autant plus qu’elle provenait de l’ennemi. Mais Victor le quinquagénaire avait refusé le broyeur humain édifié par ses contemporains. Il préférait croire en la jeunesse.

– Il nous faut un otage.

Les derniers sourires tombèrent. Sauf celui de la vieille chétive que rien ne semblait pouvoir assombrir. Son visage flétri symbolisant l’oppresseur, un consensus muet scella le destin de Marie-Marthe. Il n’en fallut pas plus pour émoustiller ma ferveur. J’empoignai la douze d’une main, la bonne femme de l’autre. Les deux s’épousèrent en altitude au-dessus de la police. Laura me lança l’abat-jour de sa lampe de bureau. J’en fis le véhicule de notre réplique :

– Ici membre BRO de la Cellule 5-1-4. Nous refusons de nous rendre sans l’application unilatérale des postulats de notre manifeste. Nous réclamons : la révision du salaire minimum en fonction de l’inflation, la transformation de tous les prêts étudiants en bourses, la gratuité du transport en commun pour les moins de 30 ans, le retrait total des propos médiatiques diffamatoires contre les nouvelles générations, la syndicalisation de la télé-réalité.

– Trente-sept billets pour Amsterdam et l’immunité juridique!

À la mine sidérée du cortège d’officiers s’ajoutèrent des curieux anonymes. Vingt minutes plus tard, tout le pays suivait la saga d’Arash Recherche au bulletin de six heures.

– Mesdames messieurs, bonsoir. Une prise d’otage secoue actuellement la métropole depuis la centrale téléphonique d’Arash Recherche. Marie-Marthe Vachon est détenue par la Cellule 514, un groupe terroriste qui revendique l’émancipation des post-boomers. La cellule menace également de divulguer des renseignements compromettants sur le Premier Ministre et plusieurs membres du Cabinet. Ce qui devait être un incident isolé a surpris les autorités en étendant, dans les heures suivantes, des ramifications inquiétantes. Martin Chevrette, alias membre CHE de la Cellule 418, alertait récemment les médias de Québec d’une prise d’otage similaire chez Réponse Gagnante. Toronto tremble à présent sous le joug de la Cellule 416, de la firme Answer Factor. Les villes de Los Angeles et de Madrid rapportaient à la pause l’ouverture de négociations avec des cellules semblables.

Le soleil s’éclipsa chez les gendarmes. Ceux-ci ne se doutèrent jamais que la centrale avait pris, pour l’occasion, des allures de sit-in. Entre ses apparitions dramatiques à la fenêtre, Marie-Marthe arrosait notre victoire d’un généreux soupçon d’alcool sur la dernière composition de Ragoût-Démon. Elle fut la dernière à tomber endormie en ce soir historique, même après que ma silhouette postée à la fenêtre se soit légèrement inclinée, gardant les policiers en haleine.

Lorsque Marie-Marthe se réveilla à six heures du matin, prise d’une crampe de vessie, les téléphonistes roupillaient dans un sommeil de plomb. Étourdie par l’alcool, la vieille chétive confondit tragiquement les toilettes avec la fenêtre ouverte. Le choc fut mortel. Dépossédée de son otage, la Cellule 514 s’offrait aux menottes de l’ennemi.

Le reste relève de l’histoire nationale. Si Marie-Marthe accéda au rang d’héroïne, trente-trois de ses assaillants purgèrent leur sentence en plantant des fleurs autour d’arrêts stops. Nos cellules sours furent facilement maîtrisées. Quant à Laura, Ragoût et moi, nous écopâmes de 10 ans de prison.

Deux jours après son incarcération, Laura était repêchée par les services secrets. Le lendemain, Sushi Musique acceptait de payer l’imposante rançon pour libérer Ragoût. Si vous vous demandez ce qu’il advint de membre BRO, demandez à mon nouvel agent. Il est à Hollywood.