Je n’ai aucune connaissance des jours qui passent et encore moins des heures qui défilent. Les minutes s’écoulent à une vitesse encore plus fulgurante. Le temps me glisse entre les doigts. J’ai comme seuls repères le soleil et la lune qui s’échangent docilement le ciel, sans drame. Présentement, la lune triomphe. Elle me regarde et tente de m’apaiser par sa lumière. Je devrais dormir, mais je ne peux pas. Ça fait des heures, peut-être même des jours que je suis au même endroit, immobile, alerte. Tout est flou. Ma vue me joue des tours. Je dois resté éveillé le plus longtemps possible. Je suis affamé. J’entends mon ventre qui pousse des hurlements.
L’air est humide. Autour de moi, tout est froid. Je tremble. Le froid s’introduit en moi. Je suis le froid. En avril, la température n’est pas très chaude. L’hiver est hypocrite au printemps: il se laisse oublier, le temps de quelques journées chaudes, mais revient en force nous montrer qu’il n’est pas totalement disparu. Les deux saisons restent en bataille.
Depuis quelques heures, une légère bruine tombe en silence. Je la regarde, fasciné par la lenteur avec laquelle elle descend du ciel, tout doucement, sans bruit. Une bruine comme je l’aime d’habitude. Un peu froide, mais rafraîchissante. Pourtant cette fois-ci, elle n’a rien pour me réconforter. Elle n’arrive pas à me calmer. Le silence qu’elle crée autour d’elle m’angoisse. Elle m’enveloppe dans une bulle d’irréalité, me donne l’impression d’appartenir à un autre monde.
Si je suis ici et que je vous raconte tout cela, c’est parce que je suis en danger et que je ne sais pas ce qu’il va m’arriver.
Je dois être dans une ruelle sur le plateau. Une très longue ruelle encadrée par de hauts murs. Perpendiculairement à cette ruelle, il y a d’autres ruelles. De longs corridors. Je suis terré au fond d’un de ces corridors, entre des poubelles de métal. Autour de moi, tout est sombre et silencieux. Ça devient insupportable tellement c’est silencieux.
Je suis là, dans ma noire solitude à espérer je ne sais quoi. Plus le temps avance, plus la fatigue m’engourdit et plus c’est la confusion dans ma tête. J’espère de tout mon cour que toute cette histoire est une blague, parce que ces derniers jours ont été les plus horribles de toute ma vie. Je vous raconte cette histoire parce que je veux que quelqu’un sache la vérité, si jamais il m’arrivait quelque chose.
Je suis philosophe et j’écris pour un journal philosophique de Montréal. Je fais des critiques ou j’écris des textes philosophiques. Il y a de cela quelques jours, j’étais assis devant mon ordinateur à rédiger un texte sur un jeune philosophe qui avait trouvé, comme bien d’autres avant lui, LA théorie sur le phénomène des coïncidences.
C’est à ce moment que tout commença. Je regardais fixement l’écran de mon portable quand tout à coup mon ordinateur s’est éteint. Comme ça. Sans aucune raison. Intrigué par sa soudaine défaillance, je l’ai rallumé. C’était la première fois que mon ordinateur me faisait ce genre de coup.
Mon travail n’avait pas été sauvegardé. J’allais recommencer lorsque je remarquai quelque chose d’étrange. Un document texte que je ne connaissais pas était apparu sur le bureau de mon ordinateur. Coïncidences#1.doc. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en pensant au texte que j’écrivais quelques minutes plus tôt. Toute une coïncidence.
Par curiosité, j’ai cliqué sur l’icône qui le représentait. Ma curiosité me dit d’y jeter un petit coup d’oil. De toute façon, quel danger pouvait-il bien y avoir à lire un texte?
Le texte était écrit de façon très simple, sans style. Il était presque ennuyeux de le lire. Aucune valeur littéraire. C’était une nouvelle dont l’histoire m’apparaissait plutôt banale. On racontait l’histoire d’une jeune fille assassinée par son amoureux trop jaloux. Cliché. Par contre, une chose me troublait. Les détails du meurtre étaient tellement réalistes et troublants qu’on avait l’impression d’assister à l’assassinat.
" Elle a hurlé, mais je l’ai vite fait taire en lui donnant la pire raclée de toute sa vie. Je croyais qu’elle était morte, mais elle pleurait doucement en me suppliant de la laisser partir. Elle disait être désolée. Elle implorait mon pardon. Des larmes descendaient le long de sa joue droite. Elle semblait fragile. Mais je ne lui pardonnerai jamais. Alors, je lui ai lentement découpé le ventre avec un morceau de verre que j’avais trouvé quelques minutes plus tôt. Je lui ai découpé le corps pendant quelques heures, laissant ses plaies ouvertes la faire souffrir, lentement, pour qu’elle puisse bien sentir la douleur. Le sang coulait tout doucement, sans bruit. ".
Et ça continuait comme ça pendant quelques paragraphes. J’avais des frissons dans le dos tellement l’assassinat était morbide et sanglant. Mauvais choix de mots ou mauvais goût de la part de l’écrivain? J’en suis venu à la conclusion que l’auteur devait être tordu.
J’ai éteint mon ordinateur et je me suis dirigé vers la cuisine où je me suis préparé à manger. Il devait être une heure du matin. Je n’avais pas vu le temps passer tellement j’étais absorbé par ma lecture. Je me sentais presque voyeur d’avoir été témoin de cette scène, même si je savais pertinemment qu’elle n’était pas réelle. Je tombais de fatigue, alors j’ai décidé d’aller me coucher et de dormir quelques heures. J’ai eu beaucoup de difficulté à entrer dans le sommeil réparateur dont j’avais grandement besoin. Même si je me trouvais ridicule, j’avais peur. Le texte, aussi mauvais soit-il, avait réussi à me troubler. Je n’arrivais pas à dormir. Je pensais.
" Les coïncidences ne sont jamais des coïncidences. Elles ont une raison d’arriver. C’est l’inconscient de l’être humain qui commande des événements avec la force de son cerveau. L’être humain est en complet contrôle de sa vie. De toute sa vie et, en fait, il peut obtenir tout ce qu’il veut seulement par la force de sa pensée. Que ce soit des événements négatifs ou positifs, tout ce qui nous arrive tous les jours est la suite de ce que nous avons demandé… "
" La suite de ce que nous avons demandé. " Je pensais encore au texte. Est-ce que je l’avais demandé? Pas vraiment, non. Ce qui me troublait, c’est qu’il avait l’air tellement réel, trop réel. Tout était tellement bien décrit que je pouvais facilement tout imaginer et voir la scène dans ma tête. Je voyais la fille, accotée à un mur de briques grises, vêtue seulement de sa jupe et de son soutien-gorge. Je la voyais qui implorait l’homme de la laisser partir. Je le voyais lui qui la torturait. Ces images restaient dans ma tête. Elles étaient précises, horriblement précises. Puisque je ne dormais toujours pas, j’ai ouvert la télévision.
Je la regardais depuis quelques heures déjà quand la dame des nouvelles parla de l’étrange disparition d’une jeune fille. On pouvait voir les parents qui suppliaient le public de les prévenir si quelqu’un avait des informations. Ils montraient des photos d’une fille. Une très jolie fille d’ailleurs. En regardant de plus près, je me suis rendu compte que je la connaissais. Judith Lemieux, étudiante en criminologie à l’UQÀM. Une ancienne amante. " Je ne suis pas un meurtrier, je me venge seulement. Personne ne peut me tromper comme elle l’a fait. C’est pourquoi j’ai dû la tuer. Elle a eu tort. Je ne suis pas un meurtrier. Elle paye pour ce qu’elle a fait. Je ne suis pas un meurtrier. Je me venge seulement. "
Quelque chose à l’intérieur de moi me disait que le texte avait un lien avec la disparition de Judith. Je refusais de croire qu’il y avait un lien entre les deux histoires. C’était impossible. Je mélangeais probablement les deux histoires. J’étais épuisé. C’était pour cette raison que tout était confus. C’était une coïncidence.
Une coïncidence. Je me mis à rire. Rire si fort que j’en avais mal aux mâchoires et au ventre. Je commençais à perdre la tête. Je me parlais à moi-même, je ne pouvais empêcher cette crise de folie. J’étais complètement hystérique. Je riais aux éclats, je pleurais en même temps. J’étais totalement hors de contrôle. Après quelques minutes de délire, j’arrêtai. Je me sentais soulagé, mais anxieux à la fois.
Toutes ces émotions m’avaient épuisé. J’avais seulement envie de dormir. Je pris une couverture et me coucha dans le salon, je n’avais pas la force de me diriger vers ma chambre. Je tombai, ivre de fatigue dans un sommeil profond, mais non sans rêves.
En me réveillant, j’ai ouvert la télévision, question de savoir si l’enquête avançait. On avait retrouvé Judith. On ne savait toujours pas qui avait bien pu tuer la jeune fille. Elle n’avait jamais été une fille qui attirait les problèmes. Bonne élève, carrière brillante. Puisque la dernière personne qu’elle avait vue était son petit ami, ils le soupçonnaient.
Lorsque les médias diffusèrent les premières images de Judith, enveloppée dans un grand sac orange, je me suis senti mal. J’étais pris de nausées, le monde autour de moi tournait à une vitesse incroyable. Je regardais les images qui passaient. Son corps avait été découvert près du vieux port de Montréal. Il flottait, dérivait. Le tueur n’avait même pas pris le temps de la mettre dans un sac pour camoufler son corps. Elle flottait, à moitié nue, le long du fleuve. Je ne me sentais pas bien du tout. Mon cour se débattait dans ma poitrine, comme s’il voulait sortir de mon corps. Définitivement, la situation me rendait nerveux. Nerveux à en être malade.
J’avais tant de souvenirs de cette fille. Son odeur légèrement sucrée me rappelait l’odeur des poires. Sa façon d’être si belle et sa petite et douce voix étaient deux choses qui seront à jamais gravées dans ma mémoire. Judith ne ressemblait pas aux autres filles que j’ai connues. Judith avait sa façon à elle d’être merveilleuse. Tout innocemment. Toujours parfaite. Son charme me rendait fou.
Quoi faire? Sous le coup de l’impulsion, j’ai fait imprimer le texte et je me suis donc rendu au poste de police. Mes mains tremblaient. Je ne pouvais plus les contrôler. J’ai donné le texte au premier policier que j’ai vu en bafouillant quelques phrases incompréhensibles. Le policier m’a regardé, perplexe, a pris le texte et mes coordonnées et m’a remercié.
Je suis sorti du poste, un peu perdu et troublé. Je suis retourné chez moi et je me suis fait couler un bain. Je ne pouvais plus contrôler mes pensées. On sonna. Je me suis habillé en vitesse pour aller répondre. Lorsque j’ai ouvert la porte, deux hommes inconnus me regardaient. Ils étaient policiers. Ils se sont mis à m’expliquer qu’à la suite de la lecture du texte que je leur avait apporté, je devenais le premier témoin dans l’affaire de la disparition de Judith. J’ai tenté de leur expliquer comment j’avais eu le texte. Les deux hommes m’ont fait subir un interrogatoire, mais je ne pouvais pas répondre puisque toutes les questions concernaient Judith, une fille que je ne connaissais à peine. C’est alors que j’ai compris ce qu’ils tentaient faire. Ils ont commencé à me lire mes droits. J’étais leur suspect numéro un. Sur un coup de tête, je me suis levé, j’ai pris mon ordinateur portatif, je les ai regardés et je me suis mis à courir. J’ai couru sans savoir où j’allais. J’ai couru pendant des heures. Je ne sais pas s’ils m’ont suivi.
Je suis maintenant ici, caché dans cet endroit que je ne connais pas. Je suis perdu, j’ai faim, j’ai froid et je ne sais pas ce qui se passe. Je suis suspect dans une affaire de meurtre incompréhensible. J’écris sur mon ordinateur portatif. J’ai découvert un autre document que je ne connais pas, que je n’ai pas écrit. Coïncidences#2.doc. Il raconte l’histoire d’un jeune homme. Un jeune homme qui s’est fait torturer et battre à mort. Un jeune homme qui me ressemble. C’est peut-être une autre coïncidence. J’entends du bruit. Quelqu’un approche.