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Comment aboutir dans le lit d’une ex-prostituée, manger du tibétain et échapper à un complot

Comment aboutir dans le lit d’une ex-prostituée, manger du Tibétain et échapper à un complot.

Métro Berri. C’est peut-être cette fille, ou bien encore celle-là. M’a dit de l’attendre sur le banc où de jeunes étudiants attendent une rencontre, entre deux stations. Les autres filles fument; elle pas; la dernière est brune et semble aimer davantage la fumée des cigarettes qui cerclent ses lunettes noires que les représentants de la mâlitude qui l’entourent. Je l’attends; elle m’a prévenu: sous sa blouse et ses jeans, elle sera en dessous blancs; ses courriers électroniques m’ont toujours fait bander.

Que c’est bien de toiser les étrangères en se demandant laquelle vous entraînera jusqu’à sa chambre puis jusqu’à son lit. Une voix me hèle par surprise. " C’est moi, Julie-Anne, de l’annonce. " Elle est jolie et discrète, la blonde dans la vingtaine. Faut dire que je me suis branlé avant de prendre le bus pour Montréal, question de ne pas céder trop facilement à l’envoûtement, mais d’éprouver la beauté de la demoiselle. Elle se décrit comme une fille de Huntsick, une étudiante en littérature à la petite taille qui m’invite à la suivre dans les sous-terrains de la ville.

Curieusement, je suis là avec cette fille à rechercher un peu de douceur. Elle a bu avant de me rencontrer, je l’ai remarqué en notant la légèreté de sa démarche et la facilité déconcertante avec laquelle elle m’a souri amicalement, sans me connaître. Nous émergeons en ville pour nous diriger jusqu’à un restaurant tibétain. Après la pluie de l’après-midi, la rue St-Denis ressemble à une patinoire de beauté.

– Tous les hommes qui m’ont connue m’ont vue toute nue, lance-t-elle tout de go. Rien donné. Faudrait que j’rencontre un aveugle sans mains! Fait-elle à la fois découragée et ironique.

– Et si j’étais ton aveugle? Que je m’avance.

– Faudrait que j’te coupe les mains!

– Ça non!

On marche dans des rues aux boutiques fermées d’un dimanche à moitié terminé. Le restaurant tibétain se profile. On s’attable gentiment et on commande des boulettes de viande enveloppées de je ne sais quoi. Elle reprend la parole :

– T’aurais pas voulu me rencontrer si j’t’avais dit que j’me prostituais avant. Pendant au moins trois ans, j’ai puté dans les banlieues de Montréal. Pas une invention ce qu’on raconte sur les étudiantes qui s’font payer pour coucher.

J’avoue que je rêvais vaguement d’une aventure en lui écrivant sur l’interne des moins nets, moi le Julien fatigué de me dire que la Bonne Fille, mon Bon Dieu à moi n’existe pas à force de vouloir y croire.

– Tu faisais de la prostitution? Volontairement j’espère. Parce que trop de filles sont forcées.

– J’me droguais pas. La plupart des filles le faisaient. Moi, j’étais la poupée de luxe. Inquiète-toi pas, j’exigeais le condom. Si t’avais vu les malades!.J’ai tout essayé, dans toutes les positions, avec toutes sortes d’hommes. Le Kama Soumettra.J’ai arrêté depuis un an.

Me voilà incertain de tenter dorénavant le coup avec elle. Pour prendre le sida des autres, leur solitude, leur silence? Je la questionne à présent pour la comprendre.

– On allait dans les plus beaux appartements, dans les bungalows. Je payais mes études en réalisant les rêves, en acceptant leurs insultes. Nos mains se frôlent et elle serre ses jambes sous la table. Le tibétain se tibétine tranquillement, au fil des révélations.

– J’ai arrêté de me vendre quand j’suis tombée amoureuse d’un gars dans la quarantaine.

– Amoureuse? Et t’écris à des gars sur Internet?

– Ça fait six mois que j’le vois plus. Trop jaloux. Il reste dans une maison de transition pas très loin de chez-moi. Mais il a jamais osé revenir se pointer. J’ai toujours le don d’aimer des durs à cuire.Raymond volait des banques.y s’est fait prendre. " La conversation se poursuit avec ses confidences de prostituée universitaire et celles d’un rêveur qui croit à l’amour. C’est un univers de Montréal méconnu que celui de ces filles des banlieues à l’aise qui se donnent en souliers à plate-forme. Je me méfie instinctivement d’elle et de ce résident d’une maison de transition un peu trop dans le décor du Nord de la ville. Doit être sacrément baraqué. J’ai l’impression de me faire piéger. Pourtant, je la suis.

La soirée se Saint-Denise dans un bar. Dynamite! That is night! Fredonne Carl Tremblay, flanqué d’un trompettiste, d’un contrebassiste et d’un batteur. Il s’accompagne à l’harmonica. Hommes et femmes se draguent à tout rompre, se frôlent le corps. La fort jolie fille qui m’accompagne fait tourner les têtes. Assis à notre table un peu plus tard, elle se colle follement contre moi, dépose sa main sur ma cuisse et la remonte sans réussir à me plonger dans l’état du désir fou. Je m’excuse :

– J’vais revenir tout de suite, le temps d’aller téléphoner à un ami de Montréal pour prendre de ses nouvelles et lui dire où j’vais dormir cette nuit.

– Pas de problèmes. J’reste là, me chuchote-t-elle à l’oreille tant le son est monté d’un cran.

J’ai pris la précaution de prendre mon portefeuille et de le glisser dans la poche de ma chemise. Je compose un numéro fictif et fait mine de converser avec un interlocuteur, soufflant des réponses à des questions inventées au fur à mesure. Elle me suit des yeux de notre table. Je veux qu’elle croie que quelqu’un pourrait se soucier de ma disparition. Après tout, ils pourraient me voler elle et son costaud sorti de prison. Voyons, je me dis que je paranoïe.

Avant notre départ du bar, elle a fait un téléphone à son tour; j’ai cru qu’elle appelait son colosse pour refermer le piège. Ça ne m’a toutefois pas empêché de la suivre en métro. Jusqu’au Nord de la ville, dans Huntsick où elle vit. C’est vrai, je lui ai promis une nuit. Va-t-on rencontrer son truand de transition en chemin? Elle épie chaque coin de rue, puis souffle : " Chez moi, on sera en sécurité. "

Tout est blanc dans son appartement et réduit à sa plus simple expression : système de son aux petites caisses, une table pour deux, un comptoir minuscule; ensuite, vient le lit dans lequel elle m’invite à m’asseoir. Déjà près d’une heure du matin. Elle commence à se déshabiller la première. Ses jeans tombent, sa blouse se déboutonne, son bandeau dans les cheveux s’enlève et laisse ses longs cheveux enrober ses épaules. Elle surveille ma bando-réaction! L’oil aiguisé, l’ex-putain nostalgique semble déçue.

C’est mon tour : plus de chemise ou de jeans, en boxers seulement. Julie-Anne se défait de son soutien gorge et revêt le haut d’un pyjama de satin qu’elle boutonne tranquillement. Je n’ai pas d’érection; en guise d’explications, je lui montre des photos encadrées d’elle et de l’homme qu’elle aimait parsèment encore son bureau de travail.

– Faudrait m’en débarrasser, j’le sais. Je l’avais dans la peau.

– Pour rencontrer ton aveugle!

Je peux me serrer contre elle? Ça la fait sourire. La nuit passe alors en insomnie : les yeux ouverts, je guette la porte d’entrée : est-ce que son colosse d’ex. va entrer en trombes? Enfin, je cède au sommeil. Lorsque je me réveille, la fille me tourne le dos et je me sens à peine excité. Le jour est presque de retour; les rideaux autorisent une lumière rosée. Je me vautre le front dans ses seins sans qu’elle réplique. Parle-moi de tes clients (Que je n’en sois pas un). Je lui avoue que j’ai déjà vu une prostituée un jour de rage contre le célibat.

Lorsque le soleil se lève sur Montréal, je remercie la chance que son récidiviste n’ait pas frappé à la porte; je serai toujours persuadé qu’elle l’a appelé pour lui dire de ne pas venir me régler mon compte.

Deux heures plus tard, au petit matin, nous sommes allongés l’un contre l’autre, au sommet du Mont-Royal, du côté de l’Oratoire. Sous un arbre effeuillé, je fais danser les nuages, reconnais des formes de cochons tout roses dans leurs contours en tire-bouchons! Comme dans mon adolescence que je lui dis, quand je m’étendais des heures sous le ciel pour voir apparaître tout ce que je voulais. " L’imagination qui sauve ", murmure-t-elle d’un air compréhensif.

Soudain, elle sent que je la désire à travers mes pantalons, contre son fessier tendu dans son short bleu marin. Je m’évergetue à ne pas aller plus loin, ce qui n’est pas dans mes habitudes. " Tous sont venus pour le sexe. À part toi, glisse-t-elle entre ses lèvres, alors que j’effleure sa bouche de mes lèvres. " C’est moi ton aveugle? " " Je l’ai pas encore trouvé, me corrige-t-elle. Probablement que je le trouverai jamais. De toute manière, j’aime le trouble. " Elle ouvre ma braguette et en sort mon sexe qui se durcit rapidement dans la paume de sa main. Je tente doucement de reculer, mais elle me la tient fermement et déjà elle m’embrasse. Elle m’oblige à fermer les yeux, tandis qu’elle soupèse mes testicules dans son autre main. Elle finira de me masturber en baisant mon scrotum de ses lèvres tièdes. J’éjaculerai dans ses mains refermées et son soutien-gorge. Une main sur la bouche pour ne pas alerter les passants du Mont-Royal à cette heure matinale, les yeux à présent ouverts sur un visage rieur et plein de tendresse à donner.

***

À Québec, quelques semaines plus tard, j’ai frémi de rage lorsque j’ai appris dans les journaux la mort de Julie-Anne Fréchette. Tuée par un étranger entré chez-elle sans effraction. Les coups de poings ont frappé au visage et à la nuque. Le coup de poignard a été fatal : il a creusé profondément dans le corps de la fille. Les murs blancs sont devenus écarlates, j’imagine la scène comme si j’y étais. Un bandeau noir couvrait les yeux de Julie-Anne et ses mains étaient attachées avec le fil du téléphone arraché. En jupe sexy et soutien-gorge blanc à balcon, Juliette chaussait de hautes bottes de cuir. Tout le cinéma est raconté dans l’hebdo. Elle aurait attendu quelqu’un. Les policiers ont déclaré qu’ils remonteraient tous les courriers électroniques qu’elle avait reçus ces derniers mois. Ils chercheraient celui qui se surnommerait " L’aveugle ". Son ex. rédiciviste serait hors de cause, car il aurait respecté le couvre-feu et passé la nuit du crime au centre de transition. Le criminel serait forcément quelqu’un de passage. On trouvera sans doute ma seconde adresse de courriel avec mon pseudonyme Sébastien; la piste aboutira à un lieu public, en réseau. Je n’y suis pour rien. Julie m’a raccompagné jusqu’au métro. Qu’une piste parmi tant d’autres. Pourtant, j’ai peur qu’on ne remonte jusqu’à moi, qu’on puisse m’associer, me coller le surnom alors que c’était un jeu d’amoureux transis. Le jeu de jeunes adultes égarés qui se raccrochaient à des fantaisies. Je sais qu’elle a proposé l’amour à l’aveuglette à d’autres jeunes hommes sur le " moins net ". Vengeance d’un enragé amigo de son récidiviste ou d’un fou d’occasion? Un ex-client? Le point capital est qu’elle s’est laissé bander les yeux, attacher les mains et les pieds.

La midinette n’aura pas cru pouvoir un jour rencontrer l’homme qui ne la regarderait pas, même aveugle. J’aurais voulu être cet homme et qu’elle vécût. Elle a consenti à porter le bandeau à la place du gaillard resté debout devant le lit ouvert. La dernière fois qu’elle l’a fait, un homme lui a rudement fait l’amour après l’avoir ligotée. Puis, elle a senti une piqûre, celle de l’air qui entrait dans son corps avec la douleur. Elle ne cherche plus dans la chambre à voir qui la frappe, balaie de la lame le haut de son coeur, cela n’a plus d’importance. Au bout de son sang, livide, elle ressent tout compte fait la présence de l’homme aveugle dont elle rêvait. Elle l’imagine et cela la sauve. Il la serre dans ses bras, au bout des émotions, des impressions de la vie.