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CONFESSION

Le jeune homme marchait rapidement, indifférent aux regards des passants. Malgré sa veste légère entre-ouverte, il ne semblait pas souffrir de la morsure du froid. Lorsque son chemin croisa une église, il serra les poings, hésita puis s’engouffra dans le bâtiment austère où régnait la pénombre. Prenant son courage à deux mains, il s’approcha du prêtre debout près de l’autel et qui leva les yeux vers ce paroissien qu’il ne connaissait pas.

– Que puis-je pour vous, mon fils ?

– Mon père, je dois absolument me confesser.

– Les confessions se font le samedi de midi à ., commença le curé, qui s’interrompit brusquement en remarquant l’état d’agitation du jeune homme. Venez avec moi.

La fenêtre du confessionnal coulissa. Le prêtre aperçut une vague silhouette agenouillée, qui semblait écrasée par le désespoir. Une voix étouffée teintée d’un léger accent espagnol s’éleva:

– Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai pêché. J’ai ôté une vie. Depuis, je ne dors plus, je ne mange plus, je ne vis plus. Le remords me ronge le cour comme un cancer. Mais pour que vous compreniez l’ampleur de ma faute, je dois vous raconter mon histoire… Je suis né ici, à Ste-Catherine, il y a 25 ans, et j’ai suivi mes parents, des diplomates de carrière, durant tous leurs périples. Je me suis fixé en Colombie à l’âge de 18 ans, afin d’y commencer des études de commerce. Mais je n’étais pas doué pour les études. Grâce à mon don pour les langues, j’ai fini par trouver un petit travail de relationniste-attaché de presse auprès d’un riche industriel de Bogota. Je me laissais mollement porter par la vie. Je profitais de mes temps libres pour jouer au foot et draguer les filles. Mais, il y a 6 mois, Monsieur Marquez, mon patron, s’est remarié après une longue période de veuvage. Il a épousé une toute jeune fille d’ à peine 20 ans, adorable et fraîche comme une rose à peine éclose. Lorsqu’il est venu au bureau nous la présenter fièrement, je suis tombé éperdument amoureux de Maria. Moi qui n’avais jusqu’ici vu les femmes que comme des objets de plaisir, j’ai découvert la brûlure de la passion. J’avais la gorge nouée à la voir virevolter, inconsciente de son charme. Elle était superbe : une longue chevelure d’ébène, une poitrine ronde qui tendait orgueilleusement son chemisier sagement boutonné, une taille svelte et des hanches doucement arrondies. Pendant plusieurs semaines, j’ai lutté. Douce et pieuse, elle était à mille lieues de se douter de la passion qui me dévorait. Elle passait régulièrement au bureau, pour déjeuner avec son mari, ou pour lui montrer un nouvel achat. Je pris l’habitude de demander à mon patron des nouvelles de sa femme. Celui-ci finit par m’inviter à assister à une soirée-bénéfice qui devait avoir lieu dans sa demeure. Le jour dit, j’arrivais avec un immense bouquet de fleurs destiné à Maria. Elle me remercia brièvement et repartit s’occuper de ses invités. J’errais lamentablement et finis par me réfugier, seul, près du buffet. Une fois rassasié, je fis le tour du propriétaire. J’aperçus ma bien-aimée sortant d’une salle de bains. Je m’approchai lentement d’elle, et ne pouvant résister aux sentiments qui me broyaient le cour, je lui avouai précipitamment mon amour… Elle rougit , puis me pria de quitter sa maison et de ne plus jamais lui adresser la parole. Je tentai de la poursuivre, mais elle me repoussa froidement. Sans un regard pour moi, elle rejoignit la masse compacte des invités. Je rentrai alors chez moi, couvert de honte de m’être ainsi ridiculisé, et furieux envers Maria qui ne n’avait même pas écouté… Je craignais peut-être aussi qu’elle ne révèle mes propos à son mari, mais ce dernier continua à me manifester la même bienveillance. Je ne revis pratiquement plus l’objet de ma flamme. Je passais mes soirées à me morfondre, tentant de m’étourdir dans les vapeurs de l’alcool. Mais je n’arrivais pas à l’oublier. Je me perdais dans de longues rêveries, ou je m’imaginais, lui sauvant la vie au péril de la mienne, bravant les flammes ou les tempêtes afin de la secourir. La semaine dernière, M. Marquez me demanda de servir de chauffeur à son épouse, qui devait se rendre au chevet d’une tante malade. Son chauffeur personnel était retenu au lit à cause d’une indigestion. Je m’installai donc, les mains tremblantes, au volant de la luxueuse limousine, et prit le chemin de Canete. Après plus d’une heure de voyage, la route devint plus étroite et déserte et se mit à serpenter entre des montagnes. Je tentai timidement d’engager la conversation, mais Maria ne me répondait sèchement que par monosyllabes. Soudain, j’aperçus sur la route une jeune femme en larmes qui me faisait de grands signes. J’immobilisai alors la voiture, et aussitôt, trois individus barbus à la mine patibulaire sortirent des buissons et nous encerclèrent. La demoiselle en détresse leur sourit et s’éloigna tranquillement. Sans un mot, ils nous firent signe d’avancer. Maria se blottissait contre moi, apeurée. Rapidement, nous arrivâmes à une petite grotte d’où sortaient des éclats de voix. Un homme imposant en sortit. Les autres semblaient lui manifester du respect. Visiblement, il s’agissait du chef d’une petite troupe de voleurs. Après une discussion animée en un patois indien que je ne saisissais pas, le chef s’approcha de Maria avec un sourire démoniaque. Il la regarda lentement d’un air appréciateur puis lui murmura:

– Habituellement, je dépouille les voyageurs assez imprudents pour venir jusque dans une contrée aussi reculée, puis j’enterre leurs cadavres dans la montagne. Mais j’ai pitié de toi et de ton amoureux, et je te propose un marché. J’ai un paquet de cartes. Choisis-en une au hasard, et le destin décidera de ton avenir… Si tu obtiens un as, je vous laisse partir immédiatement, sans conditions. Un de mes hommes vous reconduira au prochain village, ou vous pourrez téléphoner. Si tu as un 2, je demande une rançon substantielle à ta famille. Si c’est le 3 ou le 4 qui sortent, je te viole avant de vous laisser libres. Avec le 5, je tue ton compagnon et je te libère. Le 6 permettra à tous les hommes présents de profiter de ton corps avant que je vous relâche. Avec le 7 ou le 8, tu restes ma prisonnière aussi longtemps que je ne me lasserai pas de toi, et tu devras te soumettre à tous mes caprices. Le 9 et le 10 signifient une mort rapide et sans souffrances pour tous les deux. Mais si tu obtiens une des figures, je te prends, et je vous tue lentement en vous torturant.

Maria blêmit, mais lança fièrement un regard de défi à l’homme courtaud qui se dandinait de plaisir devant elle:

– Je remets mon destin dans les mains de Dieu. J’ai confiance en sa mansuétude. Qu’il ait pitié de votre âme quand vous paraîtrez devant lui.

L’homme, d’un geste sec de la main, me fit signe de me rapprocher, afin que je lui serve de témoin, me dit-il. D’un geste mal assuré, Maria s’approcha des cartes disposées en éventail, et en toucha une au hasard après s’être signée. Le chef se tourna vers moi, et me montra la carte choisie qu’il dissimulait à Maria de la main. J’hésitai, soupirai, et lui annonçai d’une voix étouffée:

– C’est le 6 qui est sorti… Je suis désolé.

Le chef me regarda avec un sourire narquois, puis éclata d’un grand rire et m’envoya une bourrade qui me fit rouler a terre avant de déclarer:

– Le jeune homme a été témoin de ton choix. Malheureusement, Dieu n’a pas exaucé tes prières. Mais console-toi : vous avez la vie sauve tous les deux! et il me regarda en grimaçant.

Pendant que je me relevais difficilement, j’aperçus Maria, livide. Entraînée par le chef, elle me regardait avec une intensité poignante. Une heure plus tard, je la vis ressortir de derrière une colline, les vêtements déchirés, les larmes aux yeux. Le chef me lança un regard de connivence, et me dit d’un air moqueur:

– Tu fais partie des hommes ici présents. Tu peux prendre cette putain si tu en as envie, tu l’as bien mérité !, et il me la projeta dans les bras en se retirant.

Je reçus dans mes bras Maria en pleurs qui me regarda avec un air d’indicible dégoût et murmura:

– Toi aussi, tu veux te conduire comme ces porcs?

Je la rassurai et essuyai ses larmes. La savoir disponible, mais ne pas pouvoir l’avoir sans la perdre irrémédiablement me brisait le cour. Puis je la berçais lentement, lui murmurant des paroles de réconfort.

Peu de temps après, on nous poussa sans ménagement dans une camionnette, qui accéléra rapidement dans un grondement de moteur. Après une heure de cahots douloureux, on nous envoya valdinguer par la portière. J’atterris lourdement dans une ornière, me débarrassai de mes liens et de mon bandeau, et aidai Maria, qui semblait en état de choc, à se relever. Le conducteur la toisa d’un air lubrique, puis se rapprocha d’elle après avoir murmuré quelques mots à son compagnon. Puis il la saisit par le bras, et sans me jeter un seul coup d’oil, il tenta de la pousser sur le bas coté en lui retroussant sa jupe. Je saisis une pierre et lui assenai un coup herculéen puis je me retournai à temps pour parer les coups du second bandit. Je finis par lui décocher un coup de poing assez puissant pour l’étourdir. J’examinai le conducteur : il avait cessé de respirer. J’étais devenu un meurtrier. Son compagnon ne demanda pas son reste et s’enfuit rapidement dans la camionnette bringuebalante. Maria fondit en sanglots douloureux et s’effondra sur le rebord du chemin poussiéreux. Pendant quelques instants, je me sentis au paradis : je caressais doucement son dos gracile, effleurant sa nuque de doux baisers. Mais elle finit par reprendre contenance, et se releva péniblement. Son regard me fit peur : il était devenu sombre et vide. La flamme joyeuse qui jadis l’habitait s’était éteinte. Elle murmurait des paroles confuses sur la honte qui s’était abattue sur elle, et sur le châtiment envoyé par Dieu. Je l’aidai à rejoindre une grand-route à une dizaine de minutes à pied, et de là , je hélai un camion de marchandises. Son conducteur accepta de nous ramener jusqu’à la ville voisine ou je pus téléphoner à M. Marques qui vint nous chercher immédiatement. Maria ne parlait plus, et promenait sur le monde qui l’entourait un regard hagard. La police fit enquête, mais ne put retrouver la bande qui nous avait enlevés, ni le cadavre du chauffeur. Naturellement, je fus exonéré de toute responsabilité dans la mort probable de notre ravisseur, étant donné les circonstances. Mais depuis, je ne dors, je ne mange plus. Je croyais que revenir ici, dans ma ville natale, me changerait les idées, mais c’est pire.

– Mon fils, je comprends que vous soyez bouleversé par la mort de ce bandit. Vous avez commis un meurtre, mais c’était pour préserver la vertu d’une jeune femme. Si vous vous repentez, Dieu, dans son infinie bonté, vous pardonnera. Je vous donne l’absolu.

– Vous ne comprenez pas, mon père. Maria s’est suicidée avant-hier en avalant des médicaments. Je l’ai tuée aussi sûrement que si je l’avais poignardée.

– Je ne comprends pas, mon fils, vous n’êtes pas responsable des actes de cette malheureuse.

– Lors de l’enlèvement, Maria avait choisi l’as. Elle devait être libre sans condition. Mais j’étais amer et furieux qu’elle m’ait repoussé. Je ne sais pas exactement pourquoi, peut-être pour me venger et l’humilier, j’ai proclamé qu’il s’agissait d’un six. J’étais fou. Le chef des bandits a bien vu mon manège, et il n’a rien dit pour en profiter. Maria n’a pas pu supporter l’humiliation. Elle en est morte. Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché. Je suis désespéré…

Comme seule réponse, la grille du confessionnal se referma lentement, le laissant seul avec le poids de son crime.