Au moins trente heures que je n’ai pas dormi. Il est presque midi, et c’est la première fois de ma vie que je me retrouve dans une taverne avant d’avoir déjeuné (faut-il vraiment une première fois à tout?), avec des inconnus de surcroît – deux gars une fille que j’ai rencontrés hier dans un bar clandestin et avec qui j’ai fait de la coke toute la nuit et tout l’avant-midi. Et subitement, j’en ai assez. Il faut que je parte, tout de suite.
Retour agressant à la réalité : dehors la lumière est si vive que tout ce qui apparaît dans mon champ de vision me semble blanchi à la chaux, on se croirait dans un film délavé des années soixante-dix. Mon corps louvoie entre les piétons, engourdi, étranger, tellement anesthésié par la mixture stupéfiante que j’ai de la difficulté à croire, même en me touchant, que mes bras, mes mains, mes jambes, mes seins sont les miens.
Et puis je me rends compte, du moment que je me détache de mon nombril, que c’est la première journée de printemps digne de ce nom. Un sourire renverse ma tête vers le ciel, vague de chaleur et flou de bien-être, oubli global, pilote automatique, je ne sais plus où je vais, absorbée et bouleversée par la caresse chaude du soleil sur mes joues, mon front, mes épaules. (On dirait que chaque année l’hiver nous donne le temps d’oublier ce que c’est que de se promener la jupe et les cheveux dans le vent tiède du mois de mai.)
En arrivant chez moi je m’effondre sur le lit. Sommeil de plomb, sans rêve, noir sur noir, douze heures. Un mal de tête peu commun me sort de ma torpeur, et il me faut quelques minutes pour que les souvenirs de la veille reviennent. Le cour me lève; je me revois dans les toilettes du bar en train de faire une pipe au dealer pour une dose gratuite, et je me dis que cette fêlée qui porte mon nom est en train de devenir dangereuse pour elle-même.
Je suis en état avancé de désir fou, voyez-vous, et comme je m’ingénie par tous les moyens à ne pas aller vers l’objet-de-ma-concupiscence, je suis en train de me faire esclave de cette obsession. Et je commence à être à cours de stratégies pour fuir l’homme en question. Les efforts surhumains que je déploie pour m’éloigner de lui n’ont pour résultat que d’aviver l’attirance démente qui se cramponne dans mes entrailles depuis des mois. Il n’y a rien à faire. J’aurai tout essayé : les baises anonymes, les dérives en solo sur le pouce, les femmes-chattes trouvées dans les ruelles, le travail quatorze heures par jour, des dizaines de romans, des centaines de films et autant de bars pour fuir le désir trop fulgurant, l’impossible histoire qui a pris d’assaut mon corps sans ma permission.
Éclaircissements : l’homme en question sortait jusqu’à tout récemment avec ma sour, qui est aussi ma confidente, ma meilleure chum de brosse et de bowling, mon pire miroir et mon double, mon indispensable folie quotidienne. Elle le voit encore dans sa soupe même si elle s’emploie à le détester. C’est le premier homme à l’avoir conquise aussi gravement; elle n’est plus la même depuis cette rencontre. Il l’a quittée, et deux semaines plus tard me faisait une proposition effrontément vulgaire que j’ai déclinée. Problème : depuis, il monopolise mon imagination jour et nuit, indélogeable. Ma sour n’en sait rien et je n’imagine pas lui faire savoir. Précision : il me plaisait depuis le début, depuis bien avant l’événement de la proposition; mais s’il n’avait pas mis le feu je ne brûlerais pas.
L’air se fait rare. Sortir. Je m’extirpe du lit et me précipite à l’extérieur. L’anesthésie du corps persiste. Marcher. Me perdre. Trouver. Quelque chose, quelqu’un, la solution. Je suis dans un film surréaliste, dépourvue de sens et de destination. La nuit est tombée, le vent est tiède, on dirait presque déjà l’été, sur la main du plateau des fleuves de gens déferlent. L’euphorie des beaux jours gagne déjà les filles qui se sont dévêtues pour l’occasion, et cette peau partout stimule mes sens.
Et puis tout à coup c’est évident : c’est vers lui que je marche, vers le bar où il risque de se trouver. Le bar où il se tient tout le temps. Un papillon s’envole dans mon estomac. Il doit être en train de cuver son vin tranquilos en observant la marchandise féminine grano-branchée, s’il n’a pas déjà choisi sa proie. Mes pas me portent vers lui avec un aplomb que je ne me connais pas. Le bar approche; prise de panique je détourne ma trajectoire, en me disant que je suis probablement sur le point de me lancer dans une piscine où il n’y a pas d’eau : ce type, en plus de sortir d’une relation orageuse avec mon alter ego, a la réputation d’être une girouette qui charme comme on respire et qui change de blonde comme on change de bobettes. Ça sent le suicide affectif. (Parce que moi je le veux férocement, lui, pas un autre, et à moi toute seule.)
Ma sour, ma si chère et tendre et unique sour, ma complice de toujours, ne sommes-nous pas inséparables? Ne trouveras-tu pas le chemin pour comprendre ma déraison?
Il regarde le spectacle. Je m’approche et me faufile jusqu’au bar. Il est de dos, ne me voit pas. Je n’ai jamais été aussi proche de lui – assez pour sentir sa chaleur, deviner son odeur. Et cette proximité m’affole. Me détourner; me concentrer sur ma respiration, faire baisser le pouls qui pulse dans tout mon corps, ma tête, mes lèvres, mes doigts. (Et ralentir le rythme des mots dans ma tête qui s’entrechoquent et s’interbouffent dans un brouillon interminable.) La gitane chante, d’une voix aérienne, éraillée, solaire. Elle descend lentement dans les profondeurs de son registre, avec en arrière-plan l’archet de la contrebasse qui dévale vers le grave à toute allure; leur voix combinées font vibrer les tables, les chaises, les ventres, les murs. Chair de poule. Comme après le soleil sous la pluie.
Il porte la coupe à ses lèvres. La gitane le regarde, yeux noirs, cheveux rouges, lui sourit. Il boit à grands traits, assoiffé. Pose la coupe. Mon regard tombe sur sa main, forte et gracieuse. Ses doigts se mettent à faire des dessins sur le ballon. Il descend vers le pied, dans une caresse affolante de douceur, remonte, continue de dessiner. J’hallucine : c’est moi qu’il touche. Une onde brûlante me traverse la colonne en courant. Images en rafale, montage saccadé : ses yeux révulsés dans le plaisir, sa sourde complainte dans l’euphorie des corps fondus, ce qu’il sourirait le lendemain matin au sortir du sommeil, d’une voix dépeignée, nue, abandonnée. La voix de la gitane s’élève, s’ouvre et se brise. Et dans mon sexe il y a un papillon effréné.
Chute libre. Je plonge. Tant pis, tant mieux, pas le choix. Exit la culpabilité. Marre. Pour la première fois je consens à aller vers lui. On dirait que je vais m’envoler. Les genoux mous, une torpille dans le ventre, la chatte en lavette, le cour dans les dents, go. Ma main dans ses cheveux, je l’ébouriffe; il se retourne surpris, sourit, me salue – tout de suite sa voix m’enveloppe et me défait, m’invite et m’emporte – puis me prend dans ses bras. Pour la première fois je sens son corps contre le mien. Je fonds. Je suis cuite, c’est sûr. Souris dans le vide. Il y a de l’eau dans le désert, des buts par-dessus tête, des oiseaux dans la cage, des chevaux dans la soupe. L’excitation se mêle à l’apaisement dans une marée toujours montante qui me fait trembler de joie. Et mon cour bat dans tout mon corps, c’est pas possible, il doit le sentir à travers nos vêtements.
D’ailleurs soudainement il m’éloigne de lui, les yeux baissés, faussement timide, puis pose ses deux mains sur mes épaules en se tenant bien droit genre on-danse-un-slow-en-4e année, les bras tout rigides comme si le coude ne pliait pas. La gitane termine son air en même temps que nos rires éclatent très fort, en plein dans le silence qui précède les applaudissements, ce qui étonne évidemment nos voisins. Dans le fou rire ma tête atterrit sur son épaule, et ma bouche dans son cou; je goûte furtivement. Sa peau d’une douceur invraisemblable libère une dose parfaite de sel. Je le respire à fond, d’un long trait sonore, titube, hyperventilée. Rires encore, gloussements. Désinvolte je le prends par les hanches et le visse contre les miennes dans une danse inventée, quelque chose entre la valse et le cha-cha-cha; il me darde du regard, réjoui, radieux, puis me ligote dans ses bras; l’effet est foudroyant; j’ai l’impression que je vais jouir sur place dans peu de temps.
Nous restons immobiles, plaqués l’un contre l’autre au milieu de la foule. Du bas-ventre monte un torrent tranquille qui irrigue chaque atome de ma chair. Vertige. Ma sour me traverse l’esprit, puis disparaît. Autour de nous les êtres et les couleurs se meuvent au ralenti, et les sons me parviennent distorsionnés, amortis, lointains.
Survient alors un défi, disons, technique : comme c’est impossible pour moi d’atteindre l’orgasme en me tenant debout, il me faut donc trouver un moyen de ne pas faire porter mon poids sur mes jambes… J’entreprends donc d’escalader l’homme. J’entortille mes pieds autour de ses jambes, monte jusqu’aux cuisses, m’accroche, il me soutient et en quelques coups de hanche me grimpe à la hauteur de ses reins. Me berce doucement. Son sexe est manifeste. L’eau boue dans mon corps. Le contrebassiste fait claquer les cordes de sa femme de bois. J’ouvre les yeux pour voir la scène, et au même moment un éclair noir traverse mon paysage visuel; je faiblis subitement, ma vision s’embrouille, mon cour palpite dans mes gencives, ma tête éclate, l’air ne se rend plus. Il me demande ce qui se passe, mais avant de pouvoir répondre je me disloque sur lui de tout mon poids. Plus de son, plus d’image. La gitane s’éteint dans une caresse rauque. Noir. Silence.