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Cultiver la ville écosociable

Alors que, par notre faute, le climat chavire et les espèces s’éteignent, nous ressentons aujourd’hui la peur même de grandir sur notre propre monde. La ville est devenue symbole de destruction et sa croissance une calamité. Comme si la ville était allergique aux écosystèmes et foncièrement " écophobe ". Dans un monde où l’environnement urge notre engagement, cette fatalité est devenue intenable. Nous devons retrouver un sens positif et créateur à l’idée d’habiter.

Faudrait-il pour cela, élaborer le dessein / dessin d’un habiter " écosociable " ? C’est-à-dire, réfléchir notre développement comme un dialogue, une conversation avec la vie, comme un devoir de socialisation avec elle. Il s’agit d’une invitation à reformuler notre perception de la crise environnementale, pour nous conduire vers sa seule issue honorable : son dépassement.

La ville au banc des accusés

Il est difficile de blanchir la ville version contemporaine des accusations d’écocides qui pèsent contre elle. Plusieurs aspects de la forme urbaine se coordonnent aujourd’hui dans un chef-d’oeuvre de destruction global d’autant plus puissant sur notre imaginaire collectif qu’il gagne en intensité.

Dans son archétype communément véhiculé, la ville tue. Selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, " les villes dégradent souvent la qualité de l’eau, appauvrissent les nappes phréatiques, souillent le milieu marin, polluent l’air et occupent de la terre, ruinant la diversité biologique. " Le milieu naturel possède bien sûr des capacités d’absorption, mais selon cette logique tout devient question d’échelle. De 1 milliard de sujets qu’elle comptait en 1950, la population urbaine mondiale passera à 5 milliards d’ici 2030, avec une pression corollaire sur les ressources terrestres. Et depuis que l’urbanisme automobiliste propage un modèle de développement excentrique, la superficie des villes augmente encore plus rapidement que sa population. Au Canada, alors que la population croît d’à peine 25 % entre 1971 et 1996, la superficie totale construite a presque doublé sur la même période. Dans ce jeu, un choix s’impose, " la ville ou la forêt " comme disent les romains. La ville, ignoble, nous semble écraser la vie par étalement et consommation. À la richesse biologique sabordée par le remblaiement, la verdure asceptisée des développements immobiliers n’est qu’un impertinent palliatif.

Ainsi, l’imaginaire de la ville est plutôt noir que rose. " La plupart des zones urbaines grandissent simplement comme des cancers. " (trad. Cradle to Cradle, p.35) La ville n’est certes pas l’unique responsable du saccage, mais il ne reste que les promoteurs pour la défendre encore. Devant les faits, la ville comme agent de mort s’impose de gré ou de force dans notre imaginaire collectif.

Au-delà de l’habitat : l’habiter

Peut-être faut-il dépasser la ville comme problème matériel et s’interroger sur le sens que transporte notre idée " d’habiter " ; sachant que toute ville en est d’abord l’expression tangible. Prenons la Terre comme demeure de l’humanité : que signifie de s’avouer l’assassin de son domicile ? Quelle courbure la pensée doit-elle prendre pour en arriver là, puis l’admettre avec impuissance ?

S’il est écologiquement intenable, le rôle " d’assassin de son domicile " devient insupportable moralement. Devant la peur de l’effondrement, nous adoptons la stratégie de l’inhibition en prônant une réduction " durable " de nos impacts sur l’environnement ; idéal zéro dégâts. Les projets verts par excellence sont ceux qui remportent la palme d’un impressionnant festival de normes visant l’efficacité écologique. Être efficace, c’est consommer moins, perturber moins ou jeter moins, ce qui est en soi honorable. Mais en tentant d’être de moins en moins la mort, nous avons oublié d’être de plus en plus la vie. Par la réflexivité d’un sentiment culpabilisateur, l’image de soi devient doublement négative. C’est selon moi le paradoxe qui explique le manque profond d’inspiration animant l’architecture verte actuelle. Même en tâchant de bien faire, avec ses murs de paille, ses matériaux recyclés et ses normes, elle semble toujours s’excuser d’exister tant elle calcule ses impacts. Or la ville n’a pas à s’excuser d’exister. S’excuser d’habiter, c’est soutenir sa propre exclusion, son propre désengagement. L’acte d’habiter n’implique-t’il pas, au contraire, le devoir de s’engager sur terre, de la " déranger " et d’accepter de l’être aussi ? Vive la pollution créatrice !

La ville comme objet matériel n’est pas en soi le fond du problème. C’est la ville mal habitée qui l’est. Définir le geste d’habiter en terme " d’impacts " est une aberration. Car il restera, même maîtrisé, un contresens sans futur. Par l’arrogance, l’indifférence ou la culpabilité de son déploiement, l’idée humaine d’habiter est aujourd’hui en crise ; en mal de modèles positifs.

Un imaginaire à déconstruire

Comment prospérer sur terre en perpétuant une opinion négative de notre implantation ? Un important travail de déconstruction culturel se dessine en préambule à tout éventuel renouvellement de l’habiter dans une dynamique positive. Dehors les mythes tenaces qui entretiennent le préjugé anti-nature, ou " écophobe ", accolé à la ville.

Il y a d’abord l’idée de la ville exclue. Biologiquement, une ville qui s’édifie en marge des cycles de l’environnement et qui se pose bêtement autonome n’existe pas. Ni le vent, l’air, les arbres ou les insectes ne font de distinction entre la ville et l’environnement. La Terre est un tout. Sur quelles bases peut-on alors justifier notre prétention à ne pas pouvoir s’associer à l’effervescence de la vie? Si le besoin philosophique de se distinguer de la nature m’apparaît légitime, je comprends mal pourquoi faudrait-il s’en dissocier et arrêter la nature là où la demeure commence ?

Et la mort ? S’il est vrai que le bitume n’encourage pas le foisonnement de la vie, la ville demeure le milieu de nombreuses espèces. La ville vit. Ce qui est dangereux n’est pas la mort en soi, elle fait partie de la vie, mais l’absence de mouvement : l’inertie de certains produits qui ne se décomposent plus. Bref, les seules incompatibilités entre l’homme et la nature, nous les avons inventées de toutes pièces.

En fait, la ville n’est ni morte, ni dissociée. La ville écophobe est un imaginaire aux fondements désuets. Il demeure toutefois solidement en nous du fait de sa profondeur historique. Le sens que revêtit l’habiter est donc un pur produit culturel. C’est, je crois, sur cette question culturelle du rapport à l’environnement que les solutions se trouvent. L’imaginaire de la destruction peut-il porter un projet de ville écologique autrement que dans l’abstinence ? Débarrassons-nous d’une vision écophobe de l’habiter. Cela se peut et cela se doit.

Le défi de la ville " écosociable "

L’engouement pour les toits verts, les matériaux recyclés et le pullulement des sites Internet sur l’auto construction écologique témoignent de la quête croissante vers un " habiter autrement ". Malgré la beauté de leurs intentions, ces initiatives semblent animées d’une fixation excessive sur la demeure comme enjeu matériel. En limitant " l’habiter autrement " à la construction écologique nous perdons, je crois, la vision globale du problème : son attachement à des racines culturelles. C’est sur ce front négligé qu’il faut agir prioritairement. À une vision de la mort, proposons la vie. À une vision de l’exclusion, proposons l’intégration. La ville écosociable est en quête de projets qui nous y représentent. Elle est un imaginaire à inventer.

Rien ne condamne la ville à être l’éternel cancer de la biosphère. Pourquoi ne pas apprendre, par notre croissance, à semer la vie? Encourager la production et l’invention d’objets biocompatibles. Concevoir des infrastructures vivantes poussant à même nos déchets qui servent de nutriments. " Si les humains veulent connaître une véritable prospérité, nous allons devoir apprendre à imiter l’efficience des processus intégrés de la nature, où l’essence même du concept de déchet n’existe pas. " (trad. Cradle to Cradle, p.103) Il s’agit d’apprendre à vivre en cultivant les effets secondaires positifs de nos interventions dans l’environnement. S’inspirant des récents développements en génétique, des penseurs tels Kelvin Kelly (1996), Karl Chu (1998) et Alberto Estévez (2000) avancent même l’idée d’une architecture vivante, au sens propre du terme. Croissance, vie, mort et décomposition seraient à la fois l’apanage de la biosphère et de la création humaine, partageant tous deux un langage biologique commun. Si la complexité d’une telle entreprise lui confère une charge utopique certaine, l’intégration de composantes vivantes dans l’architecture se situe dans le champ des possibles. Le projet urbain a désormais la capacité de déconstruire le traditionnel préjugé de mort qu’on lui donne par la démonstration de son absolu contraire.

L’habitat écologique doit aussi dépasser " la chose " et investir la question du " comment vivre ". La maison en matériaux recyclés n’est la solution à aucun problème si elle demeure un lieu où l’on range les choses plutôt qu’un espace où vivent les gens. Sûrement faut-il proposer des structurations de l’espace domestique axées davantage sur l’être que sur l’avoir matériel. D’autre part, la conscience de participer aux écosystèmes demande à se vivre sur une base quotidienne. Chaque logement pourrait être l’occasion de faire correspondre un jardin avec un dispositif de récupération des nutriments issus des déchets organiques. La maison s’éloignerait ainsi du lieu de consommation pour s’approcher de l’organe digestif, productif. Les propositions d’architecture verte se doivent, à mon avis, d’illustrer une réflexion novatrice sur les modes de vie. Le pouvoir du projet n’est certainement pas de les imposer, mais de démontrer que d’autres façons d’habiter sont possibles et franchement nécessaires : de répondre d’une façon créative et sérieuse au désir d’un " habiter autrement ".

Être " écosociable " c’est donc engager dans son attitude, son quotidien ou sa pratique, une relation participative à la nature. Si j’emploie le verbe " habiter " plutôt que " habitat ", c’est pour insister sur la nécessité de prendre un recul sur l’objet " ville ". Ce n’est pas la chose " habitat " qui doit devenir écologique, mais le geste, l’action " d’habiter ". Le bâti n’est que le prolongement de nous-même. " L’architecture n’est pas la sauveuse du monde, (…) mais elle peut communiquer une vision d’avenir. " (James Wines, 2000) Ici : l’art de " se représenter " en tant qu’acteur positif sur Terre. Le projet a comme mission culturelle de former ce regard, de construire cet imaginaire.

Conclusion

La ville peut et doit devenir une constituante riche et créative des écosystèmes terrestres ; un geste participatif ; un geste écosociable. Difficile à croire tant la ville-béton nous semble " bio-incompatible ". Nous avons, je crois, le défi de montrer le contraire et faire échec à la construction culturelle qui nous permet d’en douter. Les propositions d’architecture verte se doivent maintenant d’avancer sur le terrain culturel en interrogeant la représentation que l’habitat projette de nous-même au travers de l’iconographie et des modes de vie. Dépasser la crise environnementale, c’est se débarrasser d’un sens d’habiter basé sur l’exclusion et la culpabilité où les solutions se bornent à créer le moins d’impact. Pouvons-nous trouver des idées plus inspirantes que la maison qui ne pollue pas ou n’existe pas ? Les arbres polluent aussi, ils jettent leurs feuilles par terre. De plus heureuses solutions se trouvent dans une future culture de l’habiter qui célèbre sa participation à la terre. Allez, imaginons la maison qui digère, celle qui pue, qui mange, qui existe ou n’importe quoi bousculant notre sens pourri de l’habiter.