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De tous les instants

– " Il pleut des cordes!"

Elle a le nez collé sur la vitre. De là où je suis, je vois les fleurs, son fichu et quelques mèches bouclées devant le ciel gris. J’ai le menton qui me tire vers la gauche. Le plafond, il est vert limace. Moi, je vois pas de pluie. Les cordes de la pluie, je les vois pas parce que le ciel est trop une seule lumière ou la fenêtre est trop grande écartée ou parce que je suis trop loin d’elle. Je l’entends même pas la pluie. C’est elle qui dit que la pluie fait du bruit aujourd’hui. Elle, ma soeur, elle répète comme la pluie: " il pleut des cordes, il pleut des cordes." Elle le dit une fois fort, une fois doux, comme pour faire un exercice. Je sais qu’elle veut toujours se transformer en quelque chose. Elle me l’a dit ce matin. J’essaie de me le répéter pour pas l’oublier: " Ma soeur veut se transformer." Moi, je le répète comme la pluie qui pleut des cordes. J’imagine que c’est la seule façon, dire les mots que tout le monde dit. Ça aussi, elle me l’a dit ce matin: " Dis les mots que tout le monde dit."

– " Hé, je commence à avoir faim moi! Pas toi Rocky? "

– " Oui. Faim! Le creux a faim. "

Elle me touche le ventre. Juste sa main ouverte sur mon ventre et elle pousse dedans. C’est elle qui fait le creux.

– " Qu’est-ce que tu as mangé ce matin Rocky? "

– " Sais pas, gras. Rien, du grain. "

– " Veux-tu un muffin? Oui, t’as l’air de sourire pour dire oui! Bon, on va le dire ensemble. Répète MÂ-FEUNE, dis ce que je dis Rocky. Tout. Chaque son. Ça reviendra! Dis: RÉ-ZIN, muffin aux raisins. Tout reviendra, aie pas peur, tout, par petits bouts. "

Elle ouvre un sac de papier. Elle dépose le muffin sur le coin de la table à côté du verre des médicaments. Elle me comprend ma soeur. Elle sait qu’il faut pas me demander de trouver, qu’il faut pas s’attendre à rien, ça vaut pas la peine. J’ai Rocky mon nom, mon âge, vieux plus que trente. Si je joue au hockey? Je sais pas, elle me dira ma soeur. Ma tête sait rien que des morceaux ou c’est ma langue dans ma bouche qui a pas retrouvé les lignes. Des questions simples, c’est compliqué. La langue m’est sortie de la tête je pense. Je sais pas qui doit faire la ligne avant que ça parle. " Il faut retourner en arrière ", ils disent. Personne dit comment. Je vois pas la rue dans ma tête. La rue du retourner. C’est mieux de placer à côté, tu comprends, place le banc, va voir ailleurs ma soeur, non c’est pas ça, passe, c’est passé, je voulais dire ça dans ma tête, passe par l’autre bout. Elle me fait des réponses ma soeur. Elle dit même un, et là des mots bien articulés, elle rajoute avec sa bouche et ses yeux, ils s’ouvrent grands les yeux et la bouche ensemble, une assiette géante, après deux, là des mots, trois, là des mots. Elle fait trois réponses. Elle s’arrête entre le un et le deux et entre le deux et le trois. Ça avance et ça avance pas parce que je perds des mots quand je veux me rappeler ses phrases. Trois, c’est long dans ma tête. Je devrais lui dire. " C’est long, trois assiettes. Arrête à deux."

– " Trois, c’est long, trop donné de l’amour. "

– " Qu’est-ce que tu dis Rocky après trois? "

– " Donné deux. Pas de chaîne. "

– " Tu veux dire que l’amour c’est deux, tu veux dire… Trois, c’est une chaîne? "

– " Perdu à trois. On, on donne l’amour, on peut perdre le toit. "

– " Laisse-moi penser. Tu dis des mots nouveaux là. Tu te rappelles la maison? Attends un peu. "

Elle sort une photo de couleur pomme de fraises.

– " Tu l’as construite avec Ralph. Regarde, c’est lui… avec les lunettes! On vit là depuis sept ans. T’as les yeux pétillants là. "

– " Pétillant de quand? "

– " Aie! Tu m’en demandes, hein! T’es pétillant depuis hier et avant-hier. T’es beau comme ça! T’es revenu il y a une semaine, jour pour jour. Avant, pendant un mois Rocky, t’étais perdu dans le coma. Vraiment pas pétillant! Mais avant le coma, on s’aimait toi et moi. Rocky… là, cette photo, tu es marié, tu as quarante deux ans. "

– " Aimer bon deux ans? "

– " Très. Très bon Rocky! Ça, c’est le mariage. Regarde! Ralph est là. C’est l’amour limpide à deux. "

– " Donné deux! Pas trois, oui, pas trop. "

– " Tu cherches très proche on dirait, tu veux du coeur à coeur avec moi, c’est ça? Pourquoi pas trop Rocky? "

– " Une fois. Un trou, une fois. "

Elle pose sa main sur mon ventre, elle pousse encore. Elle fait des trous, on dirait.

– " … trou. Je le sens Rocky, ce que tu me dis. Faut recommencer à deux. On le trouvera. Et puis ça revient les mots. Je me verrouille, je me tais Rocky. On va manger tout à l’heure. Moi, je te fais juste des caresses. Tu parles bien mieux avec des caresses, tu veux essayer encore? "

Je retourne vers elle, le menton d’abord, le nez. Elle me regarde. Je fais des coups de menton comme un marteau. Après, je ferme les yeux. Elle frotte le ventre et ça me rentre dedans.

– " Perdu. Hier l’aile, perdu le volant. "

– " Laisse-faire Rocky! Faut pas d’accusation contre soi. L’accident est arrivé. Tu pouvais rien y faire. Faut laisser venir. Je caresse jusqu’aux jambes, tu veux? "

Je fais deux coups de marteau de menton.

– C’est des petits bouts Rocky qu’on cherche.

Elle soulève ma jaquette.

– " Tu sens la cuisse? Ça revient non? Des petits bouts qui reviennent. On s’étouffe quand c’est trop grand. Un peu, juste un peu de peau pour parler, faut ça. Les docteurs, ils savent pas que le corps fait parler. "

Ma patte s’allonge. Elle monte vers le ciel et le plafond de limaces. Ça pousse fort, la douceur. Taire. Je veux pas regarder en bas. Ça pousse. Je veux étirer le bonheur. Ça chauffe doux, doux le haut, et ça rend les ailes. C’est le bonheur dans la patte.

– " …Core, gnoble, gnoble, gnoble. Un davre! "

– " EN-core, Rocky. I-gnoble, Ca-davre. Tu oublies le premier son Rocky. La syllabe, tu vas vite. Recommence. Je vais aller doucement avec ta queue. Recommence. "

Elle berce la main sur ma patte, en haut, en bas, et elle chante doux pour mon ventre. Elle trempe le doigt dans sa bouche et elle lisse le rond de ma patte.

– " Cherches la douceur Rocky! Tu te rappelles, à deux l’amour? "

– " Mal. "

Elle berce vite et doux.

– " DOU-ceur. I-gnoble. Le premier son. Vas-y. Parle, de tristesses en tristesses, le trou, ce creux, il te revient non? "

– " Mal de bien. "

Ça chauffe. Ça chauffe dans l’en-dedans quand elle me berce la patte. Fou. Plus vite! Fou fou fou.

– " Core! -Core! "

Ma soeur elle sait ma soeur comment faire la douceur.

– " Chan-son-soeur. "

– " DOU-ceur, Rocky. Doux. Tu sais donner les yeux fermés. Donne tout! "

Elle ralentit. Elle laisse pisser la crème sur ses doigts. Elle berce la peau.

– " Vas-y, Rocky! Coule chéri, coule fort pour ta femme! "