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Des carottes pour l’éternité

La voix de la réceptionniste retentit dans l’interphone et happa Stanislas en plein sommeil.

– Monsieur Santerre ?

" Mup ". L’interphone grésilla dans l’attente d’une réponse.

– Un instant, maugréa Stanislas en soulevant sa tête de l’oreiller.

Il étira le bras pour saisir ses lunettes sur la table de nuit à droite; elle était à gauche maintenant. Il tâtonna du côté opposé, mais la surface vide lui rappela, comme tous les matins depuis une semaine et demie, qu’il n’avait plus de lunettes.

– Monsieur Santerre ?

" Mup "

– Oui !

Dans un élan d’exaspération il s’assit sur le bord du lit et saisit le cadran. Les chiffres lui sautèrent aux yeux : 7 h 45. Il avait fait la grasse matinée!

" Mup "

– Monsieur, vous allez avoir la visite de votre petite-fille, lui annonça gaiement la réceptionniste.

" Mup "

" Je l’attends. " ronchonna-t-il, en regrettant aussitôt son mouvement d’humeur : Arwen l’avait peut-être entendu de derrière le comptoir. Maudites machines ! Comme une vilaine oreille collée au mur, un système hyper sécuritaire capable de percevoir le moindre bruit (ou l’absence de bruit) dans l’appartement. Quand on le sonnait depuis la réception Stanislas avait deux choix : répondre ou garder un silence de mort et voir débarquer en catastrophe l’équipe de secours.

Peu de temps après, on cogna doucement à la porte : " Grand-père ? "

Stanislas pria Arwen d’entrer pendant qu’il enfilait son peignoir. Avant de sortir de sa chambre, il se tourna encore une fois instinctivement vers la table de nuit en quête de ses lunettes. " Sans dessein! " pesta-t-il contre lui-même en réalisant son étourderie.

Il rejoignit Arwen qui déballait un paquet sur la table : " Du fromage à la crème fait de lait de chèvre élevée en liberté et nourrie de pâturages biologiques, du beurre d’arachides naturel, souligna-t-elle d’un petit air triomphant, et du pain de farine d’épeautre moulue à la meule de pierre. " Sur ce, elle alla faire la bise à son grand-père qui l’avait écoutée jusqu’à la fin tout en peignant son épaisse moustache. " C’est toi le pro des toasts, ça te prend les meilleurs ingrédients. ", éprouva-t-elle le besoin de se justifier devant son air pensif qu’elle prenait à tort pour de la désapprobation. Stanislas était simplement affligé à l’idée qu’il serait désormais privé du plaisir de manier la poêle et les chaudrons puisque le seul appareil de cuisine étant permis dans les appartements de la résidence était le grille-pain.

De plus, il savait qu’il ne pourrait lui rembourser, en tout cas pas tout de suite, tous ces achats qu’elle cumulait depuis l’incendie qui l’avait jeté en pleine nuit, en peignoir, au milieu du stationnement de la résidence précédente avec les cinquante autres pensionnaires.

Il tapota affectueusement le bras délicat de sa petite-fille qui déposa, comme elle aimait le faire, sa tête enturbannée de foulards multicolores sur son épaule. Les yeux de Stanislas tombèrent sur les jupes disparates qui pendaient en strates sur sa paire de collants bariolés. Il eut envie de lui demander pourquoi elle ne gardait pas sa précieuse bourse étudiante pour s’habiller plus convenablement quand il remarqua à quel point ses bottines de cuir lacées à l’ancienne luisaient d’avoir été astiquées.

Arwen, soupira-t-il intérieurement en la ramenant encore plus fort contre lui, quand on porte un nom tiré d’un récit fantastique…

" J’ai autre chose pour toi ! " s’exclama soudain fièrement Arwen en se dégageant.

Elle revint avec un sac qu’elle vida sur le sofa deux places. " Je t’ai trouvé des fringues pas mal class au comptoir. " Le regard de dédain que jeta Stanislas au tas de vêtements qu’elle avait soigneusement choisis offensa Arwen : " Tu vois ce que ça fait de ne pas avoir pris d’assurance; tu te retrouves tout nu. " La gorge nouée, Stanislas la regarda remettre avec des gestes brusques les vêtements dans le sac. Il aurait assuré quoi ? Une table, une chaise, un fauteuil berçant vieux de trente ans, une télé, un matelas sur support de métal et une table de nuit qui ne lui appartenaient même pas ? Le risque, croyait-il alors, ne valait pas la prime d’assurance qu’il aurait eu à retrancher chaque mois de son modeste salaire à l’époque, puis aujourd’hui de la pension dérisoire qu’on lui concédait pour avoir été pendant cinquante ans un mécanicien consciencieux.

Stanislas attrapa un pantalon de gabardine sur lequel Arwen n’avait pas eu le temps de mettre la main. " Celui-là, je vais le garder. " déclara-t-il avec un semblant d’enthousiasme. Il n’y avait décelé aucune trace d’usure et, ô bonheur, portait une griffe pour laquelle il avait tant de fois claqué des paies presque entières. Le seul luxe auquel il avait succombé toute sa vie. " Cette chemise-là aussi. " se résigna-t-il après avoir scrupuleusement inspecté la propreté des poignets et du collet qu’il avait trouvés immaculés. La qualité du vêtement était loin de ce qu’il avait l’habitude de se procurer, mais était d’une élégance acceptable. Le généreux sourire d’Arwen prit de nouveau toute la place dans son visage : " À ma première paie, je t’emmène magasiner chez Sears ! "

– Merci ma fille, dit simplement Stanislas qui, dans un effort de gratitude, s’obligea sur le champ à repousser l’image des regrettées boutiques huppées de la rue Sir Wilson.

*

Stanislas regardait la pluie ruisseler sur les meubles de jardin en résine des balcons voisins. Pour sa part, la direction de la résidence lui avait généreusement déniché, comme pour le reste de son mobilier actuel, une chaise de parterre qui grinçait quand on l’ouvrait, mais qui offrait un confort dont savait se satisfaire son long corps distendu par l’âge mais rompu à la vie de simplicité quasi monastique qui lui apportait un intense sentiment de liberté.

Il traîna un regard ironique sur les toits des voitures garées en bas. La seule auto qu’il avait acquise, et soigneusement entretenue pendant vingt ans, avait fini en paquet de tôle, pulvérisée par un camion citerne.

Avec la paume de sa main il frictionna son genou, seule partie de lui que la convalescence prolongée à la suite de l’accident n’avait pu lui restituer. Ainsi que sa femme.

Les voitures à la ferraille, les humains au cimetière.

Avait-il déjà possédé quelque chose qu’on ne pût lui enlever ?

La voisine, une dame de son âge, sortit sur le balcon déposer une jarre pleine de géraniums : " Rien de mieux que l’eau de pluie pour revigorer un plant qu’on vient de transplanter! " lança-t-elle gaiement à Stanislas qui lui fit poliment un petit signe de la main. Il la regarda replacer le ridicule bonnet de plastique transparent sur ses cheveux et disparaître à l’intérieur.

Elle laissait derrière elle, luisants sous la pluie, des plants de concombres et de tomates constellés de minuscules fleurs jaunes, un pot rempli de tiges de ciboulette hautes comme la main, ainsi qu’un long bac où pointaient des feuilles de laitue.

L’après-midi même, dès qu’il arrêta de pleuvoir, Stanislas se rendit en autobus dans son village natal dire bonjour à sa défunte femme. Comme il ne se pointait jamais les mains vides, il arriva ce jour-là en transportant un plant de géraniums rouges. Les préférés de sa Louise. Avec la cuillère à soupe subtilisée à la cafétéria, il creusa un trou dans la terre imbibée de pluie où il fourra le géranium. Il souffla un baiser à Louise avec ce regard énigmatique qui la rendait jadis malade de curiosité, et s’en retourna chez lui, à la ville.

*

À neuf heures et quart, n’y tenant plus, Stanislas composa le numéro d’Arwen. Ce matin, il passa outre le bavardage pour aller droit au but : " Je déménage; j’ai besoin d’une voiture. " Stupéfaction à l’autre bout du fil. " Je retourne au village. " La surprise d’Arwen se transforma en déception. " J’ai trouvé une place. J’vais être bien, là-bas. "

Gagnée par l’enthousiasme de son grand-père qui après tout, reconnut-elle, restait maître de sa vie, Arwen lui fit remarquer en rigolant qu’il n’avait que des vêtements, quelques livres, son peigne et son rasoir à déménager : " On peut faire ça en bus, grand-père. "

*

" Le presbytère est à deux rues de là. " indiqua Stanislas en pointant l’autre extrémité du pont devant lequel l’autobus les avait débarqués. Arwen était excitée à l’idée de pénétrer dans un de ces immenses presbytères qu’elle baptisa pompeusement, du haut de sa première année de bac en histoire, " royaumes de la magistrature cléricale d’une époque révolue transformés en refuge pour les ouailles vieillissantes " avant de se lancer à l’assaut du pont. Stanislas la regarda s’éloigner dans le tourbillon de ses foulards joyeusement colorés en songeant à sa Louise qui avait toujours rêvé de fleurs tropicales. Arwen était née trop tard. Ou était-ce sa femme qui était partie trop tôt ? " Les deux. " conclut Stanislas en soulevant sa petite valise.

Une dame dans la quarantaine les introduisit dans la chambre qu’avait choisie Stanislas lors de sa dernière visite au village. Pendant qu’Arwen défaisait la valise de son grand-père, les quelques autres résidents, de vieilles connaissances avec qui il faudrait renouer, s’imagina Stanislas avec bonheur, vinrent chacun leur tour lui souhaiter la bienvenue avant de s’éclipser poliment malgré l’excitation qui perçait dans leur voix. On se reverrait à table sans faute ?

Ce soir-là, installé dans la chaise berçante comprise dans l’ameublement de la chambre, Stanislas resta longtemps à contempler un point dans le noir, se laissant aller à de petits accès de rire en réalisant combien la vie terrestre pouvait être ironique, et s’applaudissant d’avoir eu l’idée du projet qu’il s’apprêtait à mettre en oeuvre. Pourquoi ne jamais y avoir pensé ? Il était un homme nanti après tout.

*

Un soir de juillet, les camarades attristés du presbytère ainsi qu’Arwen se retrouvèrent à la même table dégustant en silence les carottes, les haricots jaunes, les radis et la laitue qu’on avait dû arracher en hâte du petit lot du cimetière, afin de pouvoir y enfouir le cercueil de son propriétaire pour l’éternité, Stanislas Santerre.