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Double Jeu

C’était un dimanche d’automne. La messe de onze heures remisée aux confins de la bonne conscience, Esther entraînait Jeanne rapidement vers la maison. Or la cadence inusitée de leurs pas n’attira l’attention de personne. Nées jumelles identiques jadis admirées de tous, à soixante-douze ans on les remarquait à peine car un jour, le destin avait fissuré leur gémellité tel un éclair d’orage qui fend un arbre. Il y avait cinquante ans de cela .

Jeunes femmes sveltes d’une beauté marquée d’yeux bleus et de cheveux blonds, elles étaient tombées amoureuses du même homme. Or c’est Jeanne qu’il épousa, tout simplement parce qu’elle lui adressa la parole en premier; c’était du moins la seule explication qu’accepta Esther. Brisée, déchue, celle-ci s’imposa une peine d’amour à vie. Demeurant seule dans la maison familiale, elle devint une ombre mince, laide et silencieuse sinuant les parquets, trottoirs et pelouses tel un serpent. Son seul but : être la première de file partout, à la banque, à l’épicerie, à l’arrêt d’autobus voire, à la communion. Cette manie lui valut d’abord la pitié, ensuite la moquerie, puis avec l’âge, le verdict de démence.

Jeanne, elle, fila son parfait bonheur comme une dentelle sans fin. Loyale, sa beauté supplanta les rides temporelles et les rondeurs de deux enfantements. Puis la dentelle déchira, Jeanne était veuve. Portant les lambeaux noirs du deuil, elle se retira chez sa soeur. Au début, elle pleurait journellement sa perte, ignorant que chaque larme salée érodait ce qui restait du coeur d’Esther. Petit à petit, la beauté de Jeanne s’éteignit, chose qu’Esther appréciait secrètement : sa soeur jumelle la rejoignait enfin dans la laideur et la pourriture de l’âme. Puis Jeanne se mit à relater ses anecdotes de vie conjugale. Les larmes s’adoucirent, humectant son visage tel un baume esthétique. Esther écoutait, ses lèvres pincées retenant des grincements de dents. Jour après jour, elle dû revivre les bonheurs imagés de sa soeur. Vint le moment où elle en eut assez.

Ce dimanche elle proposa qu’après la messe, toutes deux s’adonnent à leur jeu d’enfance préféré, ‘Le tournoi des aiguilles’. Chacune devrait tricoter une écharpe durant trois heures; celle qui monterait la plus longue serait consacrée Reine-Première-des-Aiguilles. La perdante enroulerait l’écharpe gagnante autour du cou de la reine. L’horloge de parquet donnerait le coup d’envoi à treize heures et les écharpes seraient mesurées à seize heures pile. Jeanne accepta le défi avec joie, puisqu’elle avait toujours gagné à ce jeu.

Elles s’installèrent à une petite table au salon, au ras d’une fenêtre ensoleillée. À leurs pieds, un panier à ouvrage contenait de la laine de toutes fibres et couleurs. Esther déposa un mètre à ruban jaune sur la nappe blanche; il serait adjudicateur du tournoi.

– J’ai mesuré, dit-elle d’un ton sec. L’écharpe aura douze mailles de largeur.

– Je vais la faire en laine angora blanche, annonça Jeanne d’une voix soyeuse. Et toi?

– Grise.

Esther agrippa aussitôt un écheveau de laine si fermement que des mèches laineuses saillaient entre ses doigts nus et osseux. D’une main rose et baguée, Jeanne souleva une pelote de laine délicatement, comme si elle cueillait un nuage. Aiguilles à tricoter en main, elles attendirent la sonnerie de l’horloge. Immobiles et silencieuses, elles fixaient le cadran au-dessus de lunettes demi-lune; chaque seconde augmentait la tension, serrait les muscles, étreignait le souffle. On aurait dit que le tic-tac remontait le mécanisme de deux automates.

Au coup de treize heures, Jeanne sursauta comme un ressort relâché, échappant du coup sa laine et ses aiguilles à tricoter.

– Mon Dieu.Esther, attends-moi !

Ignorant la prière de sa soeur, Esther monta ses mailles en murmurant des sifflements calculateurs " .dzissse.onze.douzsse. " Puis, de mains expertes, elle se mit aussitôt à tricoter. Agenouillée sur le tapis d’Orient, Jeanne ramassa son matériel, s’assied toute raide sur le bout de sa chaise et monta nerveusement ses mailles. Or dès qu’elle se mit à tricoter, son corps s’assouplit, ses gestes devinrent fluides. Son tricot joint rapidement la longueur de celui d’Esther. Bientôt, la cadence synchronisée des aiguilles atteint une vitesse bien au-delà du tic-tac de l’horloge. Pas un mot ne se dit, seuls les regards anxieux faisaient des allers et retours pour toiser l’ouvrage concurrent.

En même temps que sonna quatorze heures, un coup de tonnerre éclata. La fenêtre éteint son jeu de lumière cuivré, devint un écran gris-de-pluie animé par des ombres d’orage. Esther alluma une lampe d’appoint, décréta une pause et se rendit à la cuisine pour préparer du thé. Jeanne continua son tricot, amusée par sa tricherie enfantine.

De retour au salon, Esther déposa un cabaret portant un service à thé et une pomme. Voyant le tricot avancé de Jeanne, elle ne dit pas un mot. Étrangement, elle sourit.

– Ça me fait tellement de bien ce jeu, dit Jeanne croquant ensuite la pomme. Ça me rappelle les bons.

– Oublies-le, il est mort, lança Esther avec la vitesse d’une langue de vipère.

– Mais. je voulais parler de toi et moi, quand on était jeunes.

– On est rendues vieilles Jeanne. Ta vie de couple n’a été qu’un moment de répit à cette vie insupportable. Nous voilà maintenant seules et âgées.

– Mais j’ai Etienne et Laure .

– Tes enfants! Dès leur naissance, je les ai faits miens. D’ailleurs, j’admire aujourd’hui, cette fierté avec laquelle tu parades tes gros seins et ton ventre gonflé. Tu as été mère-porteuse de mes enfants et je t’en suis reconnaissante.

Jeanne figea, incapable d’avaler sa bouchée de pomme.

– Mais pourquoi me dire ça .maintenant ?

– Parce que la fiction est terminée. Nous revoilà jumelles, face à face dans ce monde ventru d’injustices, nos cours disséqués par les griffes de la mort cruelle de .mais, qu’est-ce que tu as?

Jeanne avait craché le morceau de pomme comme si elle expulsait un fruit empoisonné. La main à la gorge, elle regarda Esther à travers des yeux mouillés, incrédule devant cette soeur qu’elle ne reconnaissait plus.

– Je suis désolée, dit Esther d’un ton mielleux. Je me suis mal exprimée. Ce que je voulais dire, c’est que j’aime Etienne et Laure comme s’ils étaient miens. D’ailleurs, je t’envie tes bourrelets; ils témoignent d’une vie bien remplie.ha, ha! Pardonnes-moi Jeanne. Tu sais que j’ai toujours eu de la difficulté à m’exprimer. Tu te souviens, toute jeune, on m’appelait La Bourde.

– Oui, reprit Jeanne entre des soupirs. Dans la cour d’école, on scandait : ‘Esther la bourde, bouche de gourde!’. C’était difficile à dire; je n’arrivais pas à le répéter trois fois de suite : ‘ Esther la bourde, bouche de gourde, Esther la gour.la bour.’

– Assez!

– Je m’excuse. Je ne sais pas ce qui m’arrive. On dirait que mes joies et mes peines s’empilent l’une sur l’autre comme un château de cartes plastifiées; tu sais comme elles sont glissantes, le moindre souffle et.c’est vrai, toi, tu as toujours réussi tes châteaux de cartes. On aurait dit que tu les construisais sans respirer. Ton visage était vraiment apeurant, tout rouge, les yeux presque sortis de ta tête comme si on t’étranglait. Je me souviens, j’attendais que tu termines puis d’une claque, je détruisais ton château.

– Ouais, du haut de ta petite tour d’ivoire.

– Quoi.

– Rien. Retournons à nos tricots.

Chacune reprit son ouvrage sous le faible halo de la lampe. L’éclairage clair-obscur profilait les deux figures au tricot telle une toile de Vermeer. Jeanne manipulait délicatement ses aiguilles d’où flottait un pan de laine blanche alors qu’Esther semblait empoigner des épées retenant une cotte de mailles.

Au bout d’un moment, Esther soupira puis ralentit son rythme. Jeanne arrêta de tricoter.

– Qu’est-ce que.

– Continues Jeanne. C’est juste mon arthrite qui m’agace.

– Bien non, prenons une pause.

– Non! j’ai dis continues ton tricot. Tant pis si tu gagnes. " Ce sera un honneur pour moi, d’enrouler votre écharpe à votre cou, Reine-Première-des-Aiguilles. "

Jeanne rit nerveusement. Dans leur jeunesse, cette consécration avait été prononcée avec amusement. Or cette fois-ci, elle était sortie de la bouche d’Esther telle une prestation de ventriloque, dure comme du bois de chêne.

-Seize heures approche, tricotes! dit Esther.

Jeanne se tourna vers l’horloge. Il lui semblait que l’aiguille des secondes trottait plutôt vite. Soudain, elle imagina une main squelettique empoignant le pendule, étranglant le temps. Elle transporta son regard sur les mains rachitiques d’Esther, puis sur son visage, un visage cicatrisé de rides, percé d’yeux sombres, traversé d’une bouche sévère.

– Tricotes Jeanne! Ton écharpe va être belle. Si je me souviens bien, il adorait le blanc.blanc de noces. Dommage qu’il ne voit pas tes beaux cheveux blancs.

Jeanne mit une main à sa chevelure, tourna une boucle autour de son annulaire.

– Tricotes!

Jeanne baissa la tête et murmura un ‘oui’ hypnotique. Puis elle se ressaisit et se remit à tricoter, les yeux rivés sur l’ouvrage de sa soeur.

Lorsque seize heures sonna, chacune ferma son tricot et le tint au bout de ses bras. Comme les écharpes semblaient être de la même longueur, Esther les mesura puis lâcha un cri; la sienne était la plus longue. Stupéfaite, elle dévisagea Jeanne.

– Oui Esther, je t’ai laissée gagner, lança Jeanne d’une voix enjouée. Approches que je te mette l’écharpe.

Esther avança, se tint droite devant sa soeur, les bras à l’abandon de chaque côté de son corps. Jeanne prit l’écharpe grise, lui passa au cou, la croisa devant puis.elle serra, puis serra.

– Tiens, cracha Jeanne serrant de plus en plus l’écharpe. C’est bien… le…destin…que tu… me… réservais… si je.gagnais.!

– Ssserre, siffla Esther étrangement docile.

Prise d’un rire incontrôlable, Jeanne empoigna l’écharpe et tira d’une force surhumaine. Les jambes d’Esther fléchirent, son corps mou s’écroula sur le tapis. Jeanne enjamba le corps et continua à serrer. Puis elle sentit sur son visage, une bouffée d’haleine puante, entendit un râlement. Esther ne bougeait plus. Jeanne se releva et fit la révérence.

– Ce fut un honneur pour moi d’enrouler votre écharpe autour de votre cou, Esther-Première des aiguilles, proclama-t-elle d’une voix de petite fille.

Jeanne enroula ensuite son écharpe blanche à son cou, s’assied à la table et mangea le reste de sa pomme.